Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner.
C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents, la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements, le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte aspirait avec délices:
«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison. Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien que là… Il faut que tu me maries.»
Le Peintre.
Ma foi! non, par exemple… Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je ne m'en mêle pas.
Le Poëte.
Et pourquoi?
Le Peintre.
Parce que… parce que les artistes ne doivent pas se marier.
Le Poëte.
Voilà qui est trop fort… Tu oses dire cela ici, et la lampe ne s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête… Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends. Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans abri?…
Le Peintre.
Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une sottise, une sottise irréparable.
Le Poëte.
Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?… Il me semble pourtant qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une fenêtre de campagne.
Le Peintre.
Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux datent de là.
Le Poëte.
Eh bien, alors!
Le Peintre.
Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent après coup, stupéfaits de leur propre audace.
Le Poëte.
Mais quels sont donc ces dangers si terribles?…
Le Peintre.
Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste… Car remarque bien qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air posé, étoffé… Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs, musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle, comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant, impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de ne pas le chercher… Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne, bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé, rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a le calme et l'étroitesse du célibat… Eh bien, figure-toi Delacroix marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son œuvre serait la même?
Le Poëte.
Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo… Crois-tu que le mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?…
Le Peintre.
Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout… Mais tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre… Avec cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.
Le Poëte.
Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait par un homme marié et heureux de l'être.
Le Peintre.
Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants. L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des gants clairs, et le traînait de salon en salon… Tu me diras qu'il aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe, et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et d'énergie dans son œuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté, conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se sauve comme notre sculpteur par delà les monts…
La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne l'avait pas compris… Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie… On est jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité… Ah! que j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours comme cela ici… ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art… Va, crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde précieusement ta solitude et ta liberté.
Le Poëte.
Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure, quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y disperse, s'y évapore… Et puis passe encore d'être seul aux heures de travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là, toujours prêt et fidèle, un cœur aimant où l'on peut épancher son chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme inaltérables… Et l'enfant… Ce sourire du bébé, qui s'épanouit toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous consoler de vieillir… Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser, frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi.
Le Peintre.
Ah! poëte, poëte… as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?…
Le Poëte.
Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne: «Ici on loge au mois et à la nuit.»
Le Peintre.
Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en connaîtront jamais les joies.
Le Poëte.
Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?…»
Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son compagnon:
«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous convaincre… Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est écrit—remarque bien—par un homme marié, très-épris de sa femme, très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois que tu auras changé d'idée:…»
Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit livre, et je les offre au public effrontément.
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