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CHAPITRE PREMIER

Le jeune docteur Martelac, les deux mains dans ses poches et les yeux fixés sur les pavés inégaux entre lesquels une pluie d'orage venait de laisser des plaques d'eau jaunâtre, descendait une longue rue en pente comme il y a tant à Poitiers. Cette ville, dont une partie est sur une hauteur, est séparée des coteaux connus sous le nom de dunes, qui l'entourent presque entièrement, par des faubourgs étalés sur les rives du Clain. Des rues, partant du plateau sur lequel s'élèvent ses principaux édifices, vont aboutir aux boulevards qui longent la rivière et forment une ceinture trop souvent poussiéreuse à la vieille cité.

Robert Martelac marchait depuis dix minutes et atteignait une ruelle peu éclairée quand un jeune officier, venant d'une rue opposée, se trouva subitement en face de lui, le regarda un instant avec hésitation et parut disposé à l'arrêter. La rue était déserte, étroite; les trottoirs attestaient plus d'ambition que d'espace, le ruisseau coulait encore lentement et reflétait les étoiles, à présent visibles dans le ciel redevenu clair.

Il était difficile aux deux jeunes gens de passer ensemble, à pied sec du moins; il fallait que l'un des deux s'effaçât contre le mur pour faire place à l'autre. Mais le nouveau venu s'était carrément installé devant Robert et paraissait oublier l'urbanité française au point de lui barrer le chemin. Le docteur, ayant levé les yeux,, parut étonné de cet arrêt imposé à sa promenade par un inconnu.

- Voulez-vous me faire place? demanda-t-il.

Celui à qui il s'adressait était petit et mince. Son képi enfoncé sur ses yeux et les ténèbres de la rue, fort mal éclairée par de rares becs de gaz dont la lumière était énergiquement secouée par le vent, ne permettaient guère de distinguer ses traits. Il parut ne pas entendre cette parole, demeurant immobile devant Robert comme s'il eût cherché à le reconnaître.

- Que demandez-vous? reprit ce dernier, non sans une certaine impatience.

L'officier continua à le regarder en murmurant.

- C'est sa voix, sûrement!

- Enfin, parlez! s'écria le docteur ou laissez le passage libre. Si votre costume, sur lequel je distingue il me semble les galons d'un grade, ne me rassurait, cette singulière insistance me ferait croire à une attaque nocturne. Toutefois, si vous vous êtes posté là pour demander la bourse ou la vie, vous vous adressez mal. Ma bourse, assez légère en ce moment, ne peut tenter personne; de plus, je compte la garder pour mon usage personnel. Quant à ma vie, j'y tiens plus encore qu'à ma monnaie et je suis prêt à la défendre bravement.

Le premier mouvement d'irritation éprouvé par Robert était passé, et ce petit discours, prononcé d'un ton railleur, prouvait combien le jeune homme prenait peu au sérieux cette attaque nocturne et ses propres paroles.

A vrai dire, les silhouettes des deux interlocuteurs (si toutefois on peut donner ce nom au silencieux personnage qui n'avait encore rien fait pour le justifier) eussent facilement fait comprendre l'inutilité de la lutte, s'il eût dû y en avoir une. Autant le docteur était grand et fort, autant celui auquel il parlait était grêle et délicat.

- Je n'en veux ni à l'un ni à l'autre, dit enfin ce dernier, mais je vous prierai, s'il n'y a aucune indiscrétion à vous adresser pareille demande, de venir avec moi sous ce réverbère.

- Pourquoi?

- Pour que je puisse vous voir.

Un éclat de rire résonna dans le silence de la rue, où ne se faisait entendre que le bruit des gouttes d'eau, tombant à intervalles de plus en plus éloignés des toits encore ruisselants. Poitiers est une ville paisible, et le quartier où se rencontraient les deux jeunes gens était éloigné du centre, seul endroit où le mouvement se prolonge après la tombée de la nuit.

Parbleu! Il ne sera pas dit que je vous aurai refusé cette satisfaction, si vous y tenez! répondit joyeusement Robert. Vous désirez, il paraît, avant d'entamer une conversation, savoir si votre auditeur possède une honnête figure? A votre aise! Je me prête de bon coeur à l'accomplissement de ce désir; d'autant que vous me permettrez, je suppose, le même examen de votre personne. Toutefois, laissez-moi vous communiquer ma première impression. Vous ne sauriez être tout au plus qu'un diminutif de brigand! La voix de Fra Diavolo devait avoir d'autres intonations que la vôtre, dont le timbre doux et caressant me semble propre à soupirer de sentimentales paroles plus qu'à effrayer les passants. Tenez, mon lieutenant, ajouta-t-il en passant la main sur la manche du jeune officier et en comptant les galons d'or qui luisaient sur le vêtement sombre, allez roucouler quelque refrain d'amour, mais ne vous avisez plus de jouer au voleur! Le rôle ne vous convient pas.

Cette singulière aventure mettait le docteur en gaîté. Complaisamment, il se laissa conduire par l'inconnu sous un réverbère dont la lumière vacillante pouvait permettre de distinguer ses traits.

- Voici! dit-il en enlevant son chapeau et en relevant légèrement la tête pour laisser la lumière se répandre sur son front et éclairer ses yeux souriants.

- Robert Martelac!

Robert tressaillit et subitement son visage redevint sérieux. Quelque chose comme un son lointain avait frappé son oreille; il se pencha en avant pour examiner à son tour celui qui était devant lui. Au bout d'un instant, la mémoire lui revenant:

- Jacques Hilleret! s'écria-t-il.

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

- Toi? C'est toi qui joues ainsi au voleur? disait Robert avec bonne humeur. Du diable si je croyais te rencontrer ce soir sur mon chemin! Si tu ne m'avais poliment prié de me montrer, j'eusse passé près de toi sans te reconnaître, grâce au parcimonieux éclairage de cette rue. Je suis ravi!

En même temps, il serrait chaleureusement les mains du jeune lieutenant.

- Quel bonheur de te retrouver! murmurait celui-ci, dont la frêle personne semblait secouée par l'émotion.

- Toujours le même! dit Robert. Aussi profondément touché par l'émotion qu'une femme ou un enfant! Mon pauvre Jacques, il faut être plus fort.

Ces paroles étaient prononcées sur un ton d'affectueuse remontrance.

- Oui, comme autrefois, répondit l'officier en souriant à ce souvenir, quand tu me disais qu'il fallait apprendre à me défendre contre mes camarades. Je n'ai jamais su!

- Et pourtant, j'en suis sûr, malgré cette nature impressionnable à l'excès, tu feras toujours honneur à l'uniforme que tu portes.

En disant cela, le docteur prenait le bras de Jacques et rebroussait chemin sans que son ami fît aucune résistance.

- Certes! Je l'espère. J'aime ma carrière avec passion.

- Je n'en doute pas. Le Français est né soldat. L'amour de son pays l'électrise. Les enfants timides et doux eux-mêmes, tels que tu l'étais jadis, rêvent d'exterminer le monde afin de faire plus grande et plus glorieuse la part de leur pays. Tu es en garnison ici?

- J'arrive aujourd'hui et je n'ai pas encore eu le temps de me découvrir un gîte définitif.

- Alors, je t'emmène chez ma mère.

- Impossible! A pareille heure, ce serait une invasion que je ne saurais me permettre qu'en pays conquis! Je n'ai pas l'honneur de la connaître.

- Vous ferez connaissance. Elle accueille toujours très bien les amis de son fils.

Jacques se débattit un instant, trouvant la chose indiscrète de sa part. Mais Robert insista et eut facilement raison des scrupules du lieutenant, trop heureux d'ailleurs de la perspective d'une soirée passée avec lui pour résister longtemps à cette invitation.

- Je n'espérais pas te trouver ici en ce moment, reprit M. Hilleret, quand il eut enfin consenti à se laisser diriger vers la maison de Madame Martelac. Je te croyais à Paris, où ta réputation grandit malgré ta jeunesse et c'est pourquoi j'ai hésité à t'arrêter.

- Non pas à m'arrêter, mon ami, car tu l'as fait avec une crâne désinvolture, il faut l'avouer! Tout au plus as-tu hésité à me questionner pour t'assurer de mon identité. Je bénis le hasard qui me fait te rencontrer justement le jour de ton arrivée ici quand moi-même j'y suis pour quelques heures seulement. Je retourne après-demain à Paris, mais je viens voir ma mère toutes les fois qu'il m'est possible de m'arracher à mes occupations.

Les deux jeunes gens avaient tout en causant remonté la rue. Robert s'arrêta devant une vieille maison à laquelle on arrivait par un perron de trois marches, profondément usées au milieu par les pas de nombreuses générations. De chaque côté une rampe en fer offrait un appui pour les gravir. Le docteur sonna, et se tournant ensuite vers Jacques, il lui dit:

- Sois le bienvenu dans cette chère demeure qui m'a vu naître après avoir abrité un nombre considérable de Martelac, peu fortunés, je crois, si j'en juge par l'aspect de la maison qu'ils m'ont léguée.

Cette maison, en effet, ne pouvait donner une haute idée de la fortune de ses propriétaires passés et présents. Humblement retirée, un peu en arrière de l'alignement de la rue, elle semblait faire timidement place à deux constructions neuves qui s'étaient élevées de chaque côté d'elle et l'écrasaient de leur jeunesse arrogante. Son toit affaissé était couvert de tuiles brunies par le temps et ses fenêtres s'ouvraient, les unes larges au-delà de l'ordinaire, les autres longues et étroites comme des meurtrières, suivant le goût capricieux de l'architecte chargé de la construire. La lumière tremblotante des becs de gaz revêtait sa façade noircie d'une teinte jaune, tandis qu'elle faisait briller par instants la blancheur neuve de ses voisines.

Madame Martelac était venue habiter là aussitôt après son mariage; son fils y était né, son mari y était mort et pour rien au monde elle n'eût consenti à abandonner cette demeure imprégnée de ses souvenirs.

Nos pères avaient l'amour de la maison, l'amour du chez soi, et ils s'en trouvaient bien. Les générations se succédaient entre les mêmes murs, en face des mêmes horizons. Elles grandissaient dans le même milieu, transformé lentement par le temps, et s'attachaient instinctivement à ces habitations dans lesquelles leurs ancêtres avaient eu leurs joies et leurs peines, comme elles-mêmes à leur tour y avaient les leurs. Elles retrouvaient là les traces de leurs ascendants et les exemples sur lesquels elles cherchaient à former leur vie. L'amour du changement est venu, amenant le besoin de locomotion et emportant du même coup cette austère recherche des leçons du passé. Nous secouons au vent des excursions lointaines les souvenirs au milieu desquels nos prédécesseurs s'enfermaient pieusement.

En valons-nous mieux parce que le cercle de nos connaissances s'est agrandi; parce que nos yeux se reposent sur un horizon plus étendu et que, dédaigneusement, nous abandonnons l'humble toit sous lequel dormaient nos pères pour aller au loin bâtir des demeures destinées à ne garder aucun de nos souvenirs, sortes de caravansérails des grandes villes, abritant l'une après l'autre les familles voyageuses dont aucune ne saurait s'y dire chez elle?

Le jeune docteur avait appris de sa mère à aimer la vieille demeure des Martelac, et appuyé sur la rampe de l'escalier, il jeta sur elle un regard d'affection.

- Elle est laide, vieille et pauvre d'apparence, dit-il en souriant, trois qualités avec lesquelles on ne réussit guère en ce monde! Et pourtant, je l'aime, car c'est pour moi la maison.

La porte, en s'ouvrant, empêcha Jacques de répondre. Il suivit son ami dans le long corridor étroit et sombre qui servait de vestibule et dont la lumière tenue par la domestique ne pouvait éclairer les profondeurs lointaines.

Le salon, ouvrant sur ce corridor, était d'une simplicité presque monacale. Il était grand, assez bas d'étage et entouré de sièges raides et froids sous leurs housses de bazin gris rayé de rouge.

Autour des murs, quelques portraits de famille offraient d'honnêtes et parfois d'intelligentes physionomies des Martelac défunts, braves gens de moyenne condition qui s'étaient fait peindre, fiers et dignes, dans leurs habits de gala. Leurs épouses, en beaux atours, minaudaient, les unes avec une fleur à la main, les autres avec un trousseau de clefs, symbole de leurs attributions de ménagères.

On respirait dans cette pièce cette vague odeur de moisi et de renfermé, particulière aux anciennes maisons de province habitées depuis des siècles par des familles enserrées dans les humbles préoccupations d'une économie obligatoire ou voulue. Mme Martelac aérait pourtant l'appartement lorsque son fils venait à Poitiers; car d'ordinaire le salon restait fermé, la bonne dame se tenant dans sa chambre et y recevant ses connaissances intimes. Mais lorsque le docteur annonçait son arrivée, on permettait au soleil d'entrer et de venir caresser les murs tendus de papier à fleurs bleues que l'humidité faisait tourner au jaune ou au vert en certains endroits.

Connaissant les goûts artistiques de son fils et ayant entrevu le luxe raffiné qui pénètre les plus sévères intérieurs parisiens, elle avait essayé de donner à cette pièce une apparence plus élégante. Sa tâche était difficile, surtout pour elle, dont la vie sévère et uniquement remplie par d'obscurs devoirs l'avait rendue inhabile en ces sortes de choses.

Au-dessus de la cheminée, un grand christ attestait les idées chrétiennes de Mme Martelac; au-dessous étaient suspendues les photographies de son mari et de son fils. Devant la pendule à colonnes recouverte d'un globe, se voyait une petite statue de sainte Radegonde, reine de France et patronne de Poitiers, où son culte demeure populaire malgré la diminution de la foi dans notre temps.

Certainement, l'aspect de ce salon était peu agréable, pour suite de sa nudité mesquine. Mais la paisible physionomie de Mme Martelac mettait un rayon adouci au milieu de cette pauvreté.

- Ma mère, je vous présente mon ami, Jacques Hilleret, dit
Robert en entrant.

La tête de la maîtresse de maison, penchée sur son ouvrage, se releva et son sourire fut éclairé par la lumière de la lampe près de laquelle elle travaillait. Jacques ne vit plus cette pièce froide et sombre, mais seulement ce sourire bienveillant, et il se sentit immédiatement conquis.

La mère du docteur était une femme de cinquante ans dont le visage presque diaphane laissait entrevoir au regard attentif une partie des privations et des souffrances qu'elle avait endurées. D'un caractère calme et fort, elle avait supporté les longues épreuves d'une vie difficile, non seulement sans se plaindre, mais sans paraître même les remarquer, courageusement, le regard vers Dieu, demandant peu de chose aux autres et beaucoup à elle-même. Bien qu'elle fût très intelligente, elle ne s'était jamais départie du rôle effacé que la plupart des femmes de sa classe jouent dans la famille. Son mari, très inférieur à elle sous le rapport de l'instruction, ne s'en était jamais douté, tant il avait confiance en lui et tant elle savait mettre d'affectueuse humilité à entretenir cette confiance.

- Pardonnez-moi de me présenter à pareille heure, Madame, dit Jacques en s'avançant dans le cercle de lumière circonscrit par l'abat-jour de la lampe. Arrivé dans la journée, je me promenais avant d'aller me renfermer dans une chambre d'hôtel lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer Robert. Il a insisté pour m'amener ici et je me suis laissé tenter.

Mme Martelac tendit la main au jeune homme:

- Je suis enchantée de vous recevoir, Monsieur, et Robert sait combien je suis heureuse de faire la connaissance d'un ami dont je lui ai souvent entendu prononcer le nom.

Elle pria son fils de sonner afin de prévenir Catherine qu'elle eût à préparer la chambre du lieutenant.

- Je ne sais si vous vous trouverez mieux chez moi que dans une chambre d'hôtel, mais, du moins, vous dormirez sous un toit ami.

- Demain, afin de ne pas abuser de votre hospitalité, Madame, dit Jacques, je me mettrai en quête d'un logement; mais je suis on ne peut plus reconnaissant d'échapper ce soir à la banalité de l'hôtel, grâce à votre aimable invitation. Dans notre vie de campements souvent transportés d'une endroit à l'autre, c'est un vrai plaisir pour nous de saisir au passage une soirée de famille.

- Peut-être trouvera-t-on à te loger dans nos environs, dit le docteur.

- Il y a un petit appartement à louer chez Nicolas Larousse, le marchand de vieux meubles, dit Mme Martelac. J'ai vu l'affiche ces jours-ci en passant.

- C'est assez près de nous, au bas de la rue. Si tu veux, Jacques, nous pourrons aller voir ensemble s'il te convient? demanda Robert.

- Volontiers. Je serai heureux d'habiter dans votre voisinage.

- Mais rien ne presse, reprit la maîtresse de la maison. Restez avec nous jusqu'à ce que vous trouviez à vous caser à votre fantaisie.

A peine les deux jeunes gens étaient-ils dans le salon qu'on sonna de nouveau à la porte de la rue, et un instant après une jeune fille, grande, belle et fraîche comme la jeunesse elle-même, entra dans l'appartement. Elle embrassa Mme Martelac en la nommant sa tante, donna une poignée de main à Robert, dont le regard se leva vers elle avec une expression qui n'échappa point à Jacques et salua celui-ci, tandis que la mère du docteur les présentait l'un à l'autre.

Comme vous avez bien fait de venir, Anne! dit Robert en s'empressant pour lui offrir un fauteuil.

- Mon père m'a amenée en allant à son cercle. Je n'étais pas à la maison tantôt quand vous y êtes venu et j'ai voulu vous voir un moment ce soir.

Le visage du docteur s'illumina à cette réponse, et profitant d'un moment où Mme Martelac détournait l'attention du lieutenant en lui adressant une question, il se pencha vers sa voisine et demanda à voix basse:

- Vous êtes venue pour moi, alors? Merci, Anne.

Celle-ci sourit sans répondre et ses grands yeux bleus se détournèrent du regard reconnaissant qu'ils semblaient refuser de comprendre.

La soirée se passa gaiement jusqu'au moment où M. Duplay vint reprendre sa fille. Anne plaisantait, causait, brillait et paraissait ravie. Les yeux de Jacques s'arrêtaient involontairement sur ce beau visage resplendissant, et la jeune fille, à laquelle n'échappait point cette admiration, semblait l'agréer comme un tribut auquel elle était accoutumée.

- Ma tante, dit-elle tout à coup, mon père consent à m'emmener à Royan cette année. Nous y passerons un mois et je suis en ce moment fort occupée de mes toilettes.

- Ceci est une grave question! dit Mme Martelac en souriant.

- Oh! très grave, répéta Anne en frappant ses deux mains l'une contre l'autre.

- Ne serez-vous pas toujours la plus belle? dit Robert, regardant le fin visage auquel la lumière laissait des ombres adoucies et vaporeuses.

Un sourire le remercia de ce compliment échappé à sa gravité habituelle.

- Peut-être! répondit Anne, avec un doute mélangé pourtant d'une naïve confiance. Toutefois, il faut venir en aide à la nature et j'ai passé de longues heures à combiner mes costumes.

- Et qu'as-tu choisi, chère enfant?

- Une toilette rose, une bleue et une… Oh! mais je n'ose pas vous le dire! Cela va vous sembler absurde.

En disant ce dernier mot, elle parut s'adresser, non pas à Mme Martelac, à laquelle elle répondait, mais à Robert. Penché devant elle et paraissant sous le charme, il écoutait à peine le babillage de sa cousine, absorbé qu'il était par la contemplation de sa beauté. Il revint à lui en voyant son regard devenu subitement interrogateur.

- N'est-ce pas, Robert, vous allez blâmer mon goût?

- Pourquoi cela?

- Parce que vous êtes la raison même, vous! dit-elle avec une légère expression de raillerie.

- Eh bien! la troisième? demanda Mme Martelac.

- La troisième est rouge des pieds à la tête! Et même au-dessus de la tête, car l'ombrelle est assortie. Robe, chapeau, voile, tout d'un rouge éclatant! Ce sera délicieux!

- Vous porterez cela? dit Robert.

- Certainement. Pourquoi ne le ferais-je pas?

Le docteur secoua la tête.

- Quelle singulière idée de vous habiller ainsi! dit-il d'un ton de doux reproche.

- Voyez-vous! s'écria Anne. Je savais bien que vous alliez me blâmer. Nos goûts sont si différents!

Une nuance de tristesse parut sur la physionomie de Robert.

- Il est sûr que cela est bien voyant, dit Mme Martelac.

- Sans doute! Au bord de la mer, tout le monde adopte les couleurs voyantes. C'est pittoresque.

- C'est possible! Mais tenez-vous à poser pour les paysages? demanda le docteur, devenu sérieux.

- Pourquoi pas? répondit la jeune fille en riant.

- Tout le monde aura les yeux fixés sur vous.

- Tant mieux! J'aime qu'on me regarde!

Anne dit cela d'un air de défi jeté à son cousin. Evidemment le blâme apporté par lui au choix de cette toilette lui déplaisait et elle tenait à l'en faire repentir.

Heureusement, Mme Martelac mit promptement fin à cette légère escarmouche entre eux et la fit oublier en changeant la conversation qui reprit un tour amical. La jeune fille parut elle-même chercher à effacer le mécontentement passager éprouvé par Robert, et la magie de ses regards eut facilement raison de la gravité un peu triste amenée par ses paroles sur le visage de son cousin.

Ce petit incident n'eut aucune suite, et le docteur, redevenu gai, raconta à Anne sa rencontre avec Jacques. Il mit tant de verve spirituelle dans son récit que Mlle Duplay rit aux éclats. La présence d'Anne le transfigurait et son sourire heureux laissait lire l'amour dont son coeur était rempli, amour profond, sérieux comme l'âme qui l'avait conçu et auquel celle qui en était l'objet semblait presque indifférente, ce dont le lieutenant ne pouvait se rendre compte.

Il n'osa interroger son ami. La visite d'Anne, attribuée par elle-même au désir de le revoir, avait rempli le coeur de Robert du joyeux espoir d'être aimé et avait un instant fermé ses yeux sur les véritables sentiments de sa cousine, sentiments que parfois pourtant, quand s'accentuaient les différences existant, comme elle venait de le constater, entre leurs goûts, le jeune docteur craignait de deviner.

CHAPITRE II

Nicolas Larousse, dont avait parlé Mme Martelac, habitait une grande maison située au bas d'une de ces rues populeuses qui descendent jusqu'au boulevards. Changeant de nom deux ou trois fois sur son parcours, cette rue conserve à peu près partout son même aspect et des troupes d'enfants sales et déguenillés l'encombrent pendant la belle saison, à l'heure où l'école les rend à leurs familles. Si je ne craignais d'accuser à tort l'édilité poitevine, je soupçonnerais cette rue de n'être guère nettoyée que grâce à sa pente rapide, lorsqu'une averse orageuse vient la changer en torrent. Alors, l'eau emporte les débris de toute sorte dont la jonchent sans scrupule les ménagères peu soigneuses qui l'habitent.

La rue habitée par Nicolas conserve plusieurs monuments anciens et historiques, et à l'endroit où elle quitte le nom de Saint-Michel pour prendre celui de Saint-Etienne, on montrait encore au commencement de notre siècle une pierre sur laquelle Jeanne d'Arc, logée à l'hôtel de la Rose, mit le pied pour monter à cheval lorsqu'elle quitta Poitiers, où elle avait été amenée, en 1428, afin d'y être interrogée par les docteurs de la faculté.

A ce moment, la cité poitevine était une ville importante, où était le parlement, où siégeait le conseil et où se trouvaient les membres de l'Université de Paris demeurée fidèles à l'héritier de Charles VI. Ce jeune prince, doutant de la mission de Jeanne d'Arc, lui fit subir à Poitiers une épreuve solennelle. Elle fut interrogée par les docteurs les plus autorisés de l'Eglise et de l'Etat. A la suite de cet interrogatoire, qui dura trois semaines et auquel elle répondit de façon à ce que ces doctes personnages fussent grandement ébahis, dit la chronique, par la sagesse de ses paroles, ils conclurent en sa faveur. Ces juges intègres reconnurent n'avoir trouvé en elle, après une sérieuse enquête, que "bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse". Tout ce qui rappelle le souvenir de notre grande héroïne doit être pieusement conservé; aussi cette pierre rendue précieuse par la tradition est aujourd'hui déposée à l'hôtel de ville.

La demeure de Nicolas se trouvait à l'angle de la rue, sur le boulevard; elle était formée d'un grand bâtiment en ruines et conservant l'apparence recueillie et calme d'un couvent, car il avait autrefois fait partie d'un vaste monastère qui étendait ses dépendances jusqu'au bord du Clain. Les habitants de la rue se hasardaient rarement de ce côté dès que la nuit arrivait, et vous n'eussiez pas trouvé dans cette population besogneuse une femme ou un enfant pour faire une commission chez Nicolas, lorsque sa maison n'était plus éclairée que par sa petite lampe de cuivre. On disait qu'il y revenait et peut-être le vieillard entretenait-il ce bruit afin d'éloigner les curieux.

Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans, chétive et pâle, qu'on s'étonnait de voir grandir, si lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air qu'il lui faisait. Sarah sortait rarement; elle ne jouait jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler à un groupe d'entre eux; une fillette à laquelle elle tendait la main pour prendre part à une ronde s'était retirée avec un geste d'effroi à cette parole de son frère:

- Laisse-la, c'est la petite-fille du juif!

Ces mots firent le vide autour d'elle; tous s'éloignèrent en la regardant avec une curiosité maligne.

Depuis, Sarah n'essaya jamais d'adresser la parole à aucun d'eux; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas solliciter ce qu'on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on? Elle l'ignorait. Juive? Elle ne l'était pas, elle savait à peine ce que signifiait ce mot.

La pauvre innocente portait au cou une médaille d'or sur laquelle était inscrit son nom: Sarah Alain, et la date de son baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace convoitise de son grand-père? Lorsqu'il s'était trouvé l'unique protecteur de l'enfant, il avait, il est vrai, essayé de s'emparer de cette médaille; mais Sarah s'était révoltée, et cédant à ses pleurs, il s'était contenté de prendre, pour la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un matin, en s'éveillant, la petite fille l'avait trouvée remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La présence de la médaille l'avait pourtant consolée de cette disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile souvenir qu'elle gardait comme un talisman. La petite-fille de M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même, quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu'ils étaient venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s'installer dans le quartier qu'ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les pieds à l'église et lui reconnaissant les instincts rapaces propres à la race maudite, les voisins l'avaient surnommé "le juif". Il n'avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de lui demeurer.

Sarah formait toute sa famille; du moins, personne ne lui connaissait aucun autre parent et personne n'en avait jamais vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n'était point du pays. Quand il s'était décidé à se fixer à Poitiers, ce n'avait été qu'après différents changements de résidence. Les gens qu'il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante; mais le vieux marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son isolement, et bien que l'enfant eût seule droit à son affection, il n'en était pas plus tendre à son égard, l'unique attachement dont il parût capable étant sa passion de l'or. Il était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il exploita le pus tôt possible la précoce intelligence de sa petite-fille. L'activité enfantine de celle-ci lui épargna de bonne heure les gages d'une femme de service.

Nicolas était marchand d'antiquités et Sarah était chargée de mettre de l'ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée entier de cette grand maison. Il y avait là cinq pièces d'inégales grandeurs, reliées entre elles par des couloirs étroits et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait consacré à son usage particulier.

Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à travers mille détours pour se livrer en liberté à ses distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, son chat entre les bras, le caressant et le berçant par quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes recueillies par elle dans les chants de la rue.

M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs rondes audacieuses au milieu du magasin.

Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et des plus sordides défroques.

Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, essayant elle-même et seule les loques les moins usées, d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se perdait sa taille enfantine.

Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près usée, mais conservant encore une certaine apparence d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle est ornée.

- Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi. J'en tirerai bien quelques sous.

- Oh! grand-père, donnez-la-moi.

Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa timidité native.

- Qu'en ferais-tu?

Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre qu'elle semble de bonne grandeur pour elle:

- Je la porterais.

- Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille de…..

Il s'interrompit.

- Une fille de quoi? reprend l'enfant.

Le vieillard fait un geste d'impatience.

- Je m'entends, dit-il, et ça suffit.

Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés sur lui avec étonnement:

- Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu voudrais être mise comme une demoiselle!

Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans avoir amené aucun résultat.

Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur; on dirait qu'à travers cette frêle et misérable créature qu'il accuse de vanité et d'amour du luxe, son regard haineux remonte vers une autre personne qu'elle lui rappelle.

- Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire.

- Eh bien! si elle est belle, elle se vendra.

Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les dentelles jaunies qui l'avaient séduite.

Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne l'était alors celle du vieux marchand.

- Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.

Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course lointaine, remise depuis plusieurs jours.

CHAPITRE III

Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne d'ordinaire sur sa physionomie.

En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui réagit sur sa santé.

L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or, la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au milieu de laquelle se meuvent des milliers d'atômes.

Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas de coussins en pile, la petite fille s'y est jetée et immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le voir l'étrange ameublement qui l'entoure.

Devant elle, une haute glace reflète les objets et les nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort étrangement d'un casque du seizième siècle.

Les regards de la petite fille passent distraitement d'un objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude.

Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien nette pour elle: c'est que ses premières années se sont écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui de la demeure de Nicolas.

Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.

Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les examine les uns après les autres. Un collier d'un travail souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son image.

La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.

A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant sa tête à travers les coussins.

- Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant.

Son compagnon parcourt la boutique du regard:

- Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par une châtelaine u moyen âge.

- Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille générosité en ta faveur!

- Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix.

- On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie; mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour ton argent?

Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du chasseur.

- Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses semblables!

- Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas qu'il y ait personne autre dans la maison.

- Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant.

Sarah ne bougea pas.

- Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon, mais un regard vous démontrera que je n'ai rien de si terrifiant que vous semblez le croire.

Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir entendu cette invitation.

Il se retourna d'un air découragé vers le docteur:

- Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément de me donner audience!

- Ton uniforme l'effraie peut-être.

- C'est donc une princesse bien sauvage! Essaie alors de l'apprivoiser, mon ami.

- Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de nous répondre.

- Voilà, je pense, une façon civile d'interroger les gens! murmura Jacques.

- Où est M. Larousse? reprit le docteur, s'adressant encore à la petite fille.

Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un regard sur les visiteurs.

- Par où êtes-vous entrés? demanda-t-elle avec autant d'étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d'une paire d'ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que le soleil envoyait dans l'appartement.

- Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne pas comprendre que nous ayons usé d'un moyen si naturel de pénétrer chez vous! Par où pensez-vous donc que nous ayons l'habitude de nous introduire dans les magasins?

Le jeune officier s'amusait de l'attitude effarouchée de Sarah et trouvait plaisant de la taquiner; mais Robert eut pitié d'elle:

- Je t'en prie, ne l'effraie pas. Elle est déjà assez difficile à approcher! Si tu continues, nous n'en tirerons rien.

Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand était restée dans la même position, hésitant à inspecter encore ceux qui lui parlaient:

- Peut-on voir Nicolas Larousse?

Sans doute, l'enfant sentit une intonation protectrice dans cette voix, adoucie pour la rassurer; relevant ses paupières aux longs cils et repoussant d'un geste ses cheveux, qui s'étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le jeune homme.

Le docteur Martelac n'était rien moins que rassurant au premier abord; ses traits trop forts, son regard grave et sa taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au contraire, avait une apparence d'élégance et de jeunesse; ses traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire, formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut satisfaite, sans doute, par le rapide coup d'oeil qu'elle avait jeté sur le premier, car ce fut à lui qu'elle s'adressa quand elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité:

- Il est sorti. Habituellement, il ne sort jamais sans fermer à clé la porte de la rue. Elle ne l'était donc pas?

- Non, nous avons frappé longtemps et appelé quelqu'un. Personne ne nous ayant répondu, nous nous sommes décidés à ouvrir et votre rire de toute à l'heure nous a amenés vers vous.

- Comme vous êtes belle! dit Jacques en montrant du doigt le collier de l'enfant. Vous êtes couverte de bijoux comme les fées des contes enfantins.

La comparaison, en ce moment, semblait juste. Debout, car elle avait enfin quitté l'abri des coussins pour répondre à Robert, elle retenait autour d'elle l'étoffe aux vives couleurs avec sa main chargée de bracelets trop grands pour son poignet délicat. Sa chevelure, à travers laquelle glissaient les épingles de corail qui l'avaient retenue, tombait sur ses épaules et elle regardait, de ses grands yeux sauvages et encore effrayés, les deux jeunes gens étonnés. A la remarque de Jacques, elle tourna les yeux vers la glace et dit:

- Mon grand-père a tant de choses comme celles-là!

- Il est donc riche?

- Oui, je pense. Il doit l'être, il aime beaucoup l'argent et en amasse le plus possible.

Puis, oubliant un instant sa timidité pour raconter le secret surpris:

- Tenez, là, ajouta-t-elle en montrant la direction dans laquelle se trouvait le cabinet de Nicolas, il a beaucoup d'or. Il ne croit pas que je le sais, car il se plaint toujours devant moi et ne cesse de m'engager à économiser sur notre nourriture. Un soir qu'il me croyait endormie, je suis venue doucement pour savoir ce qu'il faisait; j'ai vu la lueur de sa lampe à travers la porte entrebâillée et je me suis avancée. Assis devant un grand coffre où il y avait des billets et des pièces d'or, il mettait les pièces en piles, les comptait et les remettait dans la caisse.

- Rit-il souvent? demanda Robert, frappé de l'expression sérieuse de cette figure enfantine.

- Jamais, dit Sarah en secouant la tête.

- Vous aime-t-il?

- Je ne sais pas.

L'aimer? Elle? Qui donc l'avait aimée? Peut-être celle à laquelle elle avait donné le dom de mère. Encore, Sarah n'avait aucun souvenir de ces expansives tendresses par lesquelles tant de jeunes têtes se trouvent entourées, mais seulement d'un amour glacé, souvent dur, tel que peuvent l'éprouver les créatures inférieures dont l'instinct maternel consiste à sauvegarder la vie de ceux auxquels elles ont donné le jour.

Puis la mort était venue fermer cette source avare et sa main enfantine placée dans la main desséchée de Nicolas, elle avait commencé à marcher dans cette vie dont les duretés imprévues avaient imprégné ses regards d'une tristesse singulière.

Tout en parlant, elle enlevait le collier, les bracelets et les épingles piquées dans ses cheveux; alors, elle laissa retomber à ses pieds l'étoffe rayée dont son innocente vanité s'était fait une toilette fantaisiste et parut revêtue de ses misérables vêtements, absolument comme l'héroïne des contes de Perrault, subitement dépouillée des riches parures dues à la baguette magique de sa marraine.

Sarah était petite, même pour son âge. Mais ses membres délicats parfaitement modelés, sa taille gracieuse, son teint d'une blancheur mate sous laquelle on voyait par instant glisser un sang pâle qui donnait à ses joues une teinte rosée, ses yeux grands et intelligents, si lumineux qu'on les eût dits parfois pailletés d'or, tout cela en faisait une jolie enfant, malgré les vêtements misérables dont elle était revêtue. Ce fut l'avis des deux jeunes gens, et Jacques murmura à l'oreille de son ami:

- Elle a du feu dans les yeux, cette enfant, sous la couche de tristesse qui semble leur être habituelle. Puis, quelle délicatesse de teint! On dirait une petite rose de Bengale, à mesure que ses joues se colorent sous l'empire de la timidité. Ne voilà-t-il pas un délicieux modèle de jeune princesse! Car il n'y a pas à dire, la petite-fille de ce vieux grippe-sou ne déparerait [pas] les marches d'un trône!

Le docteur sourit. Mais remarquant le regard inquiet de Sarah en voyant remuer les lèvres du lieutenant, dont elle ne pouvait entendre les paroles, il ne répondit pas à ses remarques et dit en s'adressant à l'enfant:

- Il y a ici une chambre à louer, nous sommes venus la visiter. Voulez-vous nous la montrer?

- Volontiers. Elle est de l'autre côté de la cour. Suivez-moi.

Les guidant, elle leur fit parcourir de longs corridors tortueux, monter un escalier et ouvrit une porte dont la clef était dans la serrure. La pièce dans laquelle ils entrèrent précédait une grande chambre gaie, bien aérée, donnant sur le boulevard et à laquelle on avait accès par un second escalier ouvrant directement dans la cour.

Lorsque Robert et Jacques sortirent de chez le marchand d'antiquités, le premier dit en regardant interrogativement son ami:

- Eh bien?

- Ce logement me convient, je m'en contenterai si ce brave homme ne m'étrangle pas trop.

- Ce brave homme, comme tu dis, t'étranglera autant qu'il le pourra, attendu qu'il est juif ou à peu près, à ce qu'il paraît, et cette qualité lui concède le droit de pressurer de son mieux les honnêtes chrétiens qui ont affaire à lui. Toutefois, si juif qu'il soit, il ne peut avoir la prétention de te demander une somme folle pour la location de ce palais.

- Palais en rapport avec mon opulence! reprit le jeune lieutenant en riant. Sais-tu que ce fils d'Israël me paraît devoir être riche? ajouta-t-il.

- Tu vois ce que nous a dit sa petite-fille.

- Si son vieil avare de grand-père l'avait entendue!

- Pourquoi?

- Comment, pourquoi? Ne vois-tu pas qu'il y a de quoi faire venir l'eau à la bouche d'un voleur? Des monceaux d'or derrière la porte qu'elle nous a montrée! Ah! si j'étais voleur!

- Heureusement, tu n'exerces pas cette honorable profession. Espérons qu'elle ne fera cette confidence qu'à d'honnêtes gens comme nous.

CHAPITRE IV

Jacques Hilleret, lieutenant au 33e régiment de ligne, en garnison à Poitiers, et Robert Martelac, docteur en médecine, étaient deux amis de collège, bien que le second fût un peu plus âgé que le jeune officier.

Lorsque Jacques était arrivé en pension, il avait une douzaine d'années; son visage pâle et maladif, son air timide, le désignaient tout naturellement comme victime aux plaisanteries inconsciemment cruelles parfois des autres enfants de sa classe. On se trouvait en été et les élèves prenaient leurs récréations dans la cour, les petits d'un côté et les grands de l'autre, sans qu'aucune séparation les empêchât de se confondre souvent dans l'ardeur du jeu.

Un matin de juillet, Robert et quelques jeunes gens de son âge se promenaient en causant sous une rangée d'arbres rabougris plantés à une petite distance du mur. Le soleil, en ce moment très élevé, tombait d'aplomb sur cette immense cour, dans laquelle l'ombre de ces arbres jetait la seule note adoucie au milieu de la lumière brûlante réfléchie de tous les côtés par les hautes murailles. Resserrés les uns contre les autres et couverts d'une couche de poussière sous laquelle leur feuillage avait une teinte sale, on eût dit qu'ils boudaient contre leur sort et consentaient à regret à égayer la cour d'un établissement que tant d'enfants, habitués aux gâteries du foyer paternel, considéraient comme une prison.

Depuis un instant, les regards de Robert s'étaient arrêtés sur un groupe d'élève acharnés autour de Jacques. Celui-ci, debout contre le mur, sur lequel sa fluette petite personne s'appuyait, avait une expression dans laquelle la crainte se mêlait à une impuissante colère à la vue du nombre grossissant de ses adversaires.

- Lâches! lâches! criait-il tandis que ses mains faibles et tremblantes essayaient vainement de les repousser.

Son poing, dirigé au hasard, s'abattit sur une tête brune qui se redressa en riant d'un air moqueur; un coup solidement appliqué par celui auquel elle appartenait vint le faire repentir de son audace:

- Petit moucheron! Nouveau de malheur! Attends, voilà de quoi te corriger!

Les larmes roulèrent sur le visage du nouveau, larmes de rage plus encore que de souffrance, car il sentait à peine les coups, tant il était en proie à une sorte de désespoir. Sa tête, fine et douce comme une tête d'ange, se rejetait en arrière pour dominer ses persécuteurs et ses yeux avaient à travers leurs larmes des éclairs de fureur contrastant avec les lignes pures et encore enfantines de son visage.

Ayant suivi cette scène des yeux, Robert n'y tint plus. Il se précipita avec indignation au milieu du groupe, le dispersa par quelques coups habilement distribués et se campant fièrement devant Jacques, il regarda les petits bourreaux terrifiés en s'écriant:

- Le premier qui lui [sic] touchera aura les oreilles tirées de façon à rester privé à jamais de cet ornement naturel et précieux!

Puis se tournant vers son protégé, il le toisa du regard:

- Et toi, il faut te défendre. Dégourdis-toi! Tu ne peux pas rester toute ta vie comme une poule mouillée et te laisser plumer par de petits vauriens sans coeur!

La taille élevée de Robert, son ton froid, ses traits fortement accentués et une teinte bleuâtre qui marquait déjà comme un collier autour du visage la place de la barbe lui donnaient presque l'apparence d'un homme. Ses yeux graves considéraient Jacques tremblant devant lui.

Tu ressembles à une petite demoiselle, dit-il.

Son visage s'illumina subitement d'un sourire protecteur; les yeux de Jacques, encore humides de larmes, reflétèrent ce sourire et le regardèrent avec une confiante reconnaissance.

- Comment t'appelles-tu?

- Jacques Hilleret.

- Moi, Robert Martelac. Chaque fois qu'on te cherchera querelle, appelle-moi. A nous deux, nous aurons raison de tout ton cours.

Jacques inclina la tête et mit sa petite main dans la main large et nerveuse que lui tendait Robert. Ainsi fut scellée l'amitié des jeunes gens, amitié solide faite d'estime mutuelle et de protection acceptée de la part du plus faible, fier de la haute considération dont son défenseur jouissait au collège.

La promesse de Robert fut tenue consciencieusement et il sut donner de sévères leçons aux persécuteurs de son nouvel ami.

J'ai connu un petit garçon qui tirait vanité de la véhémence avec laquelle son père le corrigeait par des arguments frappants.

- Oh! papa, disait-il, il est fort, il fouette bien!

L'honneur d'avoir un tel père adoucissait-il pour lui la dure et un peu brutale expiation de ses fautes enfantines? C'est possible, car son visage rayonnait de fierté au milieu des larmes arrachées par la souffrance.

Cette sorte d'orgueil légèrement sauvage, Jacques aurait pu l'avoir à l'égard de son protecteur improvisé, mais la force de Robert s'était faite pour lui uniquement bienfaisante, et, peu à peu, la première reconnaissance éprouvée par l'enfant se changea en une affection telle qu'il eût pu l'éprouver pour un frère aîné. Robert devint le confident ordinaire de ses peines et de ses plaisirs et Jacques, sûr de trouver là une indulgente sympathie, s'adressait à lui en toute circonstance, au risque parfois d'importuner le jeune homme. Mais jamais il ne fut repoussé, tant il est vrai que les bienfaits s'enchaînent et que souvent nous sommes plus attachés à nos amis par les services que nous leur avons rendus que par ceux qu'ils peuvent nous rendre.

Du reste, le jeune Martelac avait su se faire aimer ou au moins respecter de tous ses condisciples. Tous reconnaissaient la générosité et la droiture naturelle de son caractère, et sans s'en rendre compte, ils subissaient son influence et le prenaient volontiers pour arbitre de leurs discussions. Une injustice le révoltait, une action basse soulevait son indignation et il n'avais jamais hésité à prendre le parti du plus faible contre le plus fort. Ce grand garçon, taillé en hercule et peu gracieux comme la plupart des jeunes gens de son âge, disait vrai quand il répondait à ceux qui prétendaient que les plus jeunes devaient s'habituer aux coups:

- Bah! bah! Tapez sur moi si vous voulez, je saurai me défendre. Mais je n'aime pas qu'on abuse de sa force contre les petits.

La sortie du collège, que Robert quitta plusieurs années avant Jacques sépara les deux amis sans effacer le souvenir des circonstances auxquelles ils avaient dû leur rapprochement. Leurs relations furent de plus en plus rares, mais le jeune Hilleret garda au protecteur de son enfance un attachement qui prit une nuance admirative quand il entendit parler de ses succès. Robert, ayant suivi à paris les cours de médecine, fut reçu docteur après de remarquables études. Au moment de sa rencontre avec Jacques à Poitiers, il avait une réputation établie et tout faisait prévoir qu'avant peu d'années, il atteindrait une célébrité méritée.

Mme Martelac était justement fière de son fils, retenu loin d'elle par sa position et par l'avenir brillant préparé par son travail. Elle avait sacrifié avec joie les économies de toute sa vie afin de lui permettre d'achever les études coûteuses auxquelles il se livrait; mais elle regardait l'avenir sans crainte, sûre du coeur de ce fils dont pourtant, elle le savait, elle n'était pas l'unique tendresse.

Anne Duplay, la belle cousine du jeune docteur, élevée près de lui dans l'intimité de la famille et de l'amitié, était devenue l'idole de Robert. Son amour pour elle datait presque du temps où la jeune fille était encore au berceau; il ne se souvenait pas d'avoir rencontré sans un tressaillement joyeux le joli regard et le sourire un peu impérieux de sa petite amie.

Anne, ayant perdu sa mère de bonne heure, était souvent venue dans son enfance chercher près de Mme Martelac les caresses qui lui manquaient au foyer paternel; elle trouvait alors près de sa tante son grand cousin, toujours prêt à la gâter, à l'amuser et à essuyer ses larmes, au risque parfois d'amoindrir le résultat des leçons de la bonne dame, effrayée de la liberté laissée par M. Duplay à sa fille et du manque absolu de direction qu'on sentait autour d'elle.

- Cette petite se gâte, disait-elle parfois tristement, lorsqu'elle se retrouvait seule avec son fils après les visites d'Anne. Son père l'adule trop, il ne sait rien lui refuser, et toi-même, Robert, tu n'es pas raisonnable avec elle, tu cèdes sans cesse à ses caprices.

- Peut-être avez-vous raison, ma mère, répondait le jeune homme sérieusement. Je serai plus ferme avec elle désormais, je vous le promets.

Mais sa résolution ne tenait pas longtemps, et quand la petite fille, grimpant sur ses genoux, le prenait par le cou et appuyait contre son visage sa jolie tête enfantine, elle obtenait immédiatement de lui ce que demandaient ses grands yeux suppliants et ses lèvres roses, prêtes à donner un baiser en retour.

Tant qu'elle avait été enfant, Anne avait, au travers de ses caprices, montré de délicieux élans de tendresse à l'égard de ceux qui l'aimaient. Puis, peu à peu, son coeur s'était refermé; la vanité, l'orgueil de sa beauté, trop tôt vantée en sa présence, l'égoïsme particulier aux créatures gâtées et adulées, cet égoïsme si naïf qu'il n'a pas même conscience de son existence et sacrifierait sans remords le monde entier à son plaisir, tout s'était rencontré pour étouffer les heureuses dispositions de son âme. Les années, en s'ajoutant les unes aux autres, avaient développé les grâces de la jeune fille, mais elles avaient resserré son coeur, et Robert, tout en gardant pour elle l'amour de sa jeunesse augmenté par la radieuse beauté de sa cousine, se heurtait parfois chez elle à une absence de sentiments qui l'effrayait.

Le mariage des deux cousins était un projet ancien entre leurs familles, bien que ce projet n'eût jamais peut-être été formulé.

Mme Martelac se demandait si Anne pouvait faire le bonheur de son fils; elle constatait ses défauts fortifiés par le temps, et poussée par cette crainte, elle eût volontiers renoncé à l'espoir de cette union. Mais l'amour de Robert ne pouvait échapper à son regard maternel et elle n'eût pas osé aborder avec lui un pareil sujet. Quant à Ane, tout en paraissant adopter l'avenir préparé pour elle, elle avait parfois des mots cruels qui attestaient une sorte de révolte et de revendication de sa liberté. Elle acceptait l'amour complaisant, dévoué et sûr de son cousin; mais elle rêvait le luxe, le plaisir, l'entraînement du monde, et elle le sentait, cet homme austère, pour le moment sans fortune, ne saurait lui donner ce qu'elle voulait.

L'aimait-elle? Qui eût pu le dire? Parfois Robert en doutait et une douleur aiguë lui serrait le coeur. Pourtant, si un clair regard s'arrêtait sur lui avec une sorte de rayonnement affectueux et un sourire dû peut-être à la coquetterie, le pauvre garçon reprenait confiance et s'efforçait de se croire aimé. Notre coeur n'a-t-il pas mille ressources pour se dérober à la désillusion qui le lui [sic] déchirerait et ne combat-il pas avec passion afin de conserver un reste de foi dans l'être auquel il a donné son amour?

CHAPITRE V

Le jeune lieutenant eut peu de rapports avec Nicolas. Le marchand, avec son visage pointu, au nez recourbé et aux petits yeux de fouine toujours clignotants, comme s'ils n'eussent pas été faits pour la lumière du jour, ne lui inspirait aucune sympathie. Toutefois, la personne souffreteuse de Sarah l'intéressait, et souvent il entrait dans le magasin pour dire bonjour à la petite fille, de laquelle ces courtes visites étaient l'unique distraction.

Il était à Poitiers depuis quelques mois, quand un matin, revenant de la caserne, il eut la pensée d'entrer chez Nicolas avant de remonter dans sa chambre. Il n'avait pas vu Sarah depuis plusieurs jours et s'étonnait de ne pas l'avoir entendue remuer dans la maison ou dans la cour. Bien qu'elle fût d'un naturel tranquille et n'eût jamais connu jusqu'alors ces exubérances de gaîté familières aux enfants de son âge, elle chantait parfois en allant et venant. Ou bien encore, elle adressait tout haut à son chat, le seul être vivant qui partageât sa solitude, un de ces monologues enfantins, dont naturellement elle se chargeait de faire les frais, l'animal se contentant de lui répondre par le seul langage en son pouvoir, c'est-à-dire en se frottant contre elle, en faisant le gros dos et en la regardant de ses yeux ronds et brillants.

Ce jour-là, la petite fille ne semblait guère en disposition de chanter ou de jouer; il la trouva assise tristement sur un vieux coffre placé près d'un poêle, dans lequel, à l'insu de son grand-père, elle entassait le charbon de terre. Elle essayait ainsi de combattre le froid qui l'envahissait, la fièvre se joignant à la température glaciale du dehors.

Quand elle prenait avec la main un morceau de charbon, elle le plaçait doucement sur la flamme et jetait un regard effrayé vers Nicolas en entendant le crépitement joyeux fait par le bloc noir au contact du feu. Mais le marchand ne remarquait rien; une plume à la main, il faisait des comptes et semblait absorbé.

Lorsque Jacques entra, Sarah, le menton dans la main et les joues plus animées que de coutume, était immobile depuis quelques instants. Elle ne leva pas les yeux.

- Qu'avez-vous donc? dit-il en s'approchant. Vous paraissez souffrante.

- Oui, Monsieur, répondit, répondit la petite fille en tournant lentement la tête, ce simple mouvement lui étant pénible. Je suis malade.

- Où avez-vous mal?

- Là, surtout!

Elle portait la main à son front.

- Et dans tous les membres, d'ailleurs. Je ne puis les remuer sans souffrir.

- Etes-vous ainsi depuis longtemps?

- Depuis trois ou quatre jours.

- Avez-vous vu le médecin?

- Le médecin? répéta-t-elle avec étonnement.

Puis elle secoua négativement la tête et, serrant autour d'elle le vieux vêtement déchiré (un paletot d'homme!) dont elle s'était couverte, car elle grelottait, elle retomba dans sa somnolence fiévreuse.

Jacques la considérait avec pitié. Son visage, habituellement pâle, prenait une teinte terreuse, et ses grands cils baissés ajoutaient leur ombre au cercle bleuâtre qui entourait ses yeux battus par la fatigue. Ses lèvres, décolorées, semblaient retenir avec peine un sanglot prêt à lui échapper, car Sarah n'était encore qu'une enfant et la souffrance lui arrachait des larmes, bien qu'elle n'eût autour d'elle aucune tendresse pour les essuyer. Ses petites mains tremblaient en refermant de leur mieux le collet de velours rougi dans lequel se perdait sa figure.

Pauvre rose de Bengale! La première fois qu'il l'avait vue, Jacques avait comparé Sarah à cette fleur délicate dont les pétales s'effeuillent au moindre souffle, et qui, pourtant, s'entr'ouvre encore sous le soleil d'automne. En ce moment, pâle et frissonnante, elle ressemblait aux dernières roses, surprises par l'hiver et répandant sur le gazon leurs corolles sans parfum et sans couleur. Le poêle avait beau ronfler sourdement et sa plaque devenir étincelante, grâce au combustible qu'elle y avait amassé clandestinement, sa chaleur ne parvenait pas à réchauffer la pauvre enfant, abattue par la maladie.

Le jeune officier s'approcha du grand-père.

- Monsieur Larousse, dit-il, votre petite-fille est malade.

Le vieil avare arrêta un instant ses calculs pour tourner les yeux vers Sarah. Il plaça derrière son oreille la plume dont il se servait, et, frottant l'une contre l'autre ses mains ridées qui rendirent un son de parchemin froissé, il répondit:

- Un peu, mais ce n'est rien.

- Elle a une fièvre ardente.

Jacques, s'approchant de Sarah, avait pris dans les siennes la main brûlante de l'enfant.

- C'est une fièvre de croissance. Tous les enfants y sont sujets, reprit Nicolas.

Le jeune homme secoua la tête.

- Elle ne grandit guère! J'ai peine à croire que cela la fatigue. Il faudrait la soigner.

- Je lui ai fait de la tisane d'orge, et elle s'entête à ne pas la prendre. C'est dommage! ajouta le marchand en jetant un regard douloureux vers le poêle, j'en ai acheté pour vingt centimes!

Cette grosse somme, si follement dépensée, lui pesait sur le coeur.

Sur la plaque de fonte du poêle, il y avait, en effet, une tasse ébréchée, contenant un liquide incolore que Jacques soupçonna être la coûteuse tisane. Le bonhomme n'ayant pas acheté de sucre pour y ajouter, - cette marchandise n'entrait jamais dans la consommation de son ménage, - la petite fille s'était obstinément refusée à boire la tisane.

- Il faudrait faire venir le médecin.

Nicolas regarda son locataire d'une air mécontent.

- Vous n'y pensez pas! Cela coûte, et Sarah guérira sans médecin.

Jacques se tourna vers la petite malade. Elle étouffait de son mieux les sanglots qui lui montaient à la gorge, mais de grosses larmes roulaient le long de ses joues et glissaient sur ses vêtements, où elle séchaient presque instantanément, tant était ardente la chaleur dégagée par le poêle près duquel elle était.

- C'est nécessaire, je vous assure, reprit le jeune homme, ému par cette vue.

- Bah! bah! dit l'avare.

D'un mouvement brusque, il enleva sa plume de derrière son oreille, la plongea jusqu'au manche dans la bouteille dont il se servait en guise d'encrier et essaya de se remettre à ses comptes, en maugréant intérieurement contre les importuns qui se mêlent des affaires d'autrui.

La vue du visage décomposé de Sarah rendit le jeune homme tenace. Il posa la main sur l'épaule du vieillard.

- Monsieur Larousse!

Celui-ci fit un soubresaut d'impatience.

- Quoi encore? murmura-t-il d'un ton maussade. Ne peut-on être malade à son gré sans que les voisins viennent voir ce que vous avez?

- A son gré? repartit Jacques en souriant malgré lui. Le gré de Sarah ne saurait être d'être malade. On ne l'est jamais par plaisir.

Le visage revêche de Nicolas ne sourcilla pas.

- Si j'insiste, c'est pour le bien de votre petite-fille. La pauvre enfant n'est pas, il me semble, habituée à être dorlotée, et ne se plaint pas pour vous attendrir inutilement.

Le vieux marchand déposa sa plume sur la table et croisa les bras avec résignation, n'osant imposer silence à son locataire et paraissant attendre ce qu'il désirait lui dire encore.

- Je voulais vous faire une proposition, reprit le lieutenant.

- Laquelle?

- Mon ami, le docteur Martelac, est ici en ce moment. Si vous voulez, je lui parlerai de Sarah et je l'amènerai la voir.

- Le docteur Martelac! s'écria l'avare en bondissant sur son siège. Une célébrité! Etes-vous fou?

- Pourquoi cela?

- Parce que la science se paie, mon cher Monsieur!

- Avez-vous un autre médecin attitré et auquel vous tenez?

- Non, certes!

Le vieillard dit cela d'un ton fier comme s'il se félicitait d'avoir su se passer jusque-là de tout membre du corps médical.

- Je n'ai jamais employé de médecin! Ces gens-là ne servent qu'à alléger les bourses bien garnies.

- Pourtant, on est parfois obligé de recourir à leurs soins.

- Qu'ils font payer les yeux de la tête!

- Robert Martelac est aussi généreux que savant et je me porte garant de la sagesse de ses demandes.

Nicolas garda le silence.

- Cette enfant a une fièvre très forte, reprit le jeune homme, et elle souffre, m'a-t-elle dit, depuis plusieurs jours. Cela pourrait bien être le début d'une maladie grave, et si vous ne la prenez pas à temps, il faudra ensuite de longs mois pendant lesquels elle sera incapable de vous rendre service dans votre ménage comme elle le faisait jusqu'ici.

Le vieux marchand se gratta la tête, sur laquelle poussaient au hasard de longues mèches grises qu'il coupait inégalement suivant son caprice. Le coiffeur n'avait jamais, pour cause d'économie, déployé son art sur cette chevelure inculte. Il jeta un regard sur sa petite-fille, ramassée douloureusement sur elle-même, le plus près possible du poêle, et sa résolution parut ébranlée. Ce n'est pas qu'il fût attendri par la vue de Sarah, son vieux coeur endurci ne pouvait être touché que par ses intérêts matériels et le dernier argument du jeune lieutenant lui donnait à réfléchir.

Seul avec l'enfant, sa dépense était presque insignifiante; il lui mesurait la nourriture de façon à contenter son avarice. Mais avec une domestique, c'était tout autre chose! Il en avait eu une lorsque Sarah était toute petite et incapable de travailler. Dieu sait les exigences de cette femme, qui prétendait être payée et nourrie comme une chrétienne! disait-elle. Nicolas en pleurait de rage en ce temps-là; aussi, pour se soustraire à de si ruineuses exigences, il avait dressé sa petite-fille à la remplacer le plus vite possible et il s'était débarrassé de cette plaie qui rognait sa bourse et rongeait son coeur par la folle défense qu'elle occasionnait dans la maison de l'avare.

- Vous êtes sûr qu'il ne demandera pas cher? dit-il avec hésitation.

- J'en réponds. D'ailleurs, vous vous entendrez avec lui.
Voulez-vous que je vous l'amène?

- Enfin, oui, dit Nicolas en soupirant. Nous verrons.

Deux minutes après avoir donné ce consentement, il le regrettait, mais Jacques avait saisi promptement le mot si péniblement obtenu pour sortir du magasin et courir chez Robert, où il était du reste invité à déjeuner ce jour-là. Le vieillard dut donc en prendre son parti, il envoya Sarah se coucher, éteignit le poêle afin de rattraper sur le combustible quelque chose de l'argent qu'allait coûter la visite du médecin, et, serrant sur son corps maigre et osseux sa vielle redingote râpée, il se mit à déjeuner d'un morceau de pain et d'un débris de fromage, convoité de loin par le chat, seul témoin de ce frugal repas.

CHAPITRE VI

En sortant de chez Nicolas, Jacques s'était donc aussitôt rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le lieutenant, ajoutant qu'on l'attendait à déjeuner chez elle.

L'heure du repas n'étant pas encore arrivée, Jacques entra directement dans la chambre du docteur et lui serra la main avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec éloge, et son ami le félicita.

- Ainsi, te voilà célèbre? lui dit-il.

- Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins, répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et je n'y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part; tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent m'avoir pour les opérer.

- Bah! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On t'élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t'en réponds!

- Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps qui court!

- C'est vrai! On en couvre la France. Nos descendants ne pourront nous reprocher de n'avoir su rendre hommage au mérite! Il n'y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa statue! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que nombre de ces honnêtes célébrités qu'on nous a fait admirer en marbre ou en bronze. J'apprécie dans mon ami d'enfance non seulement la science de l'habile praticien, mais surtout le noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face.

- Pourquoi?

- Eh! parbleu! pour que je puisse voir le visage d'un homme supérieur. On n'a pas tous les jours l'occasion de satisfaire une pareille curiosité!

Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d'aigle dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence.

-Tu es un caractère antique! reprit le jeune officier sans détourner la tête.

- Pourquoi cela?

- N'as-tu pas sevré ta jeunesse de tous les plaisirs et ne dois-tu pas à un travail acharné la position exceptionnelle que tu as conquise à ton âge?

- Si j'ai, comme tu le dis, vécu en dehors de tous les plaisirs malsains, il y avait, tu le sais, un nom qui me gardait un souvenir qui hantait mes jours et mes nuits de travail, planant sur eux pour les dérober à la tentation du mal.

- Ta cousine Anne?

Robert inclina la tête et ajouta gravement en laissant retomber ses deux mains:

- D'ailleurs, la vie ne nous est pas donnée pour la jeter à tous les vents du ciel et le vrai bonheur ici-bas, c'est de s'y sentir utile.

- Si nous avions dans notre génération beaucoup d'hommes comme toi, nous serions plus forts.

- Allons donc! mon ami, ton rôle n'est pas moins beau que le mien et je ne sais pourquoi tu exaltes ainsi mon orgueil par ton enthousiaste affection. Le soldat tombant ignoré sur un champ de bataille n'a-t-il pas autant mérité de son pays que le savant, dont le succès peut, au moins, venir payer le dévouement à l'humanité?

- C'est si naturel d'aimer son pays! répondit le jeune officier.

- Oui, et pourtant, combien de gens chez nous sont au nombre de ces amis maladroits qui nuisent à ceux qu'ils aiment! Tiens, reprit Robert, en montrant un journal qu'il venait de parcourir, nos pires ennemis ne pourraient dire de nous plus de mal que n'en dit cette feuille française.

- C'est indigne! s'écria Jacques avec chaleur. Le journaliste qui se permet ainsi d'abaisser son pays dans les articles lus par les étrangers et commentés avec joie par eux mériterait d'être sévèrement châtié. La France est coupable, je le veux bien, mais c'est un beau et noble pays. Dieu ne l'abandonnera pas et il se relèvera un jour.

Le docteur sourit de l'ardeur juvénile de son ami.

- Tu as raison; on pourrait lui dire la vérité sans l'abaisser ainsi. Je suis, comme toi, écoeuré de ces articles sortis de plumes soi-disant patriotes, et qui ne savent pas respecter la patrie en lui laissant la foi en elle-même, la meilleure force que nous puissions avoir après la foi en Dieu. Enfin, tu n'es pas de ceux-là, mon ami, et il reste en France une multitude de coeurs comme le tien, croyant au relèvement du pays et prêts à tout pour y concourir, fût-ce à donner leur vie pour lui.

- Cela ne demande aucun effort de notre part, à nous. Mais cette science qui soulage tes semblables t'a coûté et te coûte encore un pénible travail. Nous autres, nous allons à la mort soutenus par un élan généreux; à toi, il faut un courage de tous les instants et un oubli constant de toi-même. Je suis une de ces milliers d'unités dont est formée l'armée française, où le courage et l'amour du pays sont de tradition. Toi, tu es une exception parmi tes collègues, et, lorsque tes cheveux auront blanchi, tu seras une des premières autorités dans le monde médical. Cette perspective me rendrait fou d'orgueil! Et pourtant, tu restes froid dans le succès. Cela prouve, ajouta le jeune homme en riant, que je fais partie du vulgaire, susceptible de subir les impressions de la vanité; toi, mon ami, tu es doué de façon à les dominer.

- Ah ça! es-tu venu me voir aujourd'hui dans l'unique but de me faire des compliments? demanda Robert d'un ton moitié fâché moitié souriant. Assieds-toi en attendant le déjeuner, et causons puisque j'ai ici le temps de causer et ne serai dérangé par aucun malade.

- Hélas! il me faut t'enlever cette illusion, répondit Jacques en acceptant un siège. J'ai pris sur moi de promettre une visite de toi aujourd'hui même.

- Une visite! A qui?

Le jeune officier expliqua comment il l'avait proposé pour la petite fille de son propriétaire. Il ne lui fut pas difficile d'intéresser le docteur à la pauvre enfant et d'obtenir ce qu'il demandait.

- J'irai dans la journée, dit Robert.

- Ne te laisse pas attendrir par les lamentations de Nicolas, au moins, recommanda Jacques. Il est d'une avarice phénoménale! Sa réputation à ce sujet n'est pas surfaite. De plus, il est riche, et, s'il n'est pas juif, ce dont je me suis assuré, il est digne de l'être et entasse des trésors. Demande-lui des honoraires.

- Il refusera peut-être de le laisser voir Sarah s'il entrevoit la nécessité de débourser quelque chose à la fin de ma consultation.

- Je l'ai prévenu, et il est résigné à payer une somme modeste.

- Alors, sois tranquille; je demanderai un prix raisonnable, afin de ne pas effaroucher son avarice.

- Oh! cette avarice jettera toujours les hauts cris, il faut s'y attendre. Rien ne peut donner une idée de l'amour du bonhomme pour son argent; il s'y cramponne et pleurerait la perte d'un sou! Pauvre petite Rose de Bengale! ajouta Jacques pensivement.

Il avait pris l'habitude, en parlant de Sarah, de l'appeler ainsi.

- Elle semble dépaysée chez Nicolas, reprit-il.

- Tu t'intéresses à elle?

- Elle me fait pitié. Son grand-père lui fournit à peine le strict nécessaire et l'habille de misérables vêtements.

- Et quelle éducation reçoit-elle?

- Aucune. Elle ignore les premiers éléments de toute science humaine et ne connaît ni Dieu ni ses semblables.

- Pauvre enfant!

- Ce vilain vieillard ne sacrifierait pas un centime pour elle. Cependant, elle est intelligente; on n'a pas ces regards-là quand on ne l'est pas. Ses yeux brillent parfois comme des étoiles et expriment une profonde reconnaissance quand on lui témoigne un peu de bonté. L'autre jour, en allant payer mon terme à Nicolas, j'avais joint à l'argent un jouet pour Sarah; c'est sans doute le seul qu'elle ait reçu dans toute sa petite vie. Si tu savais avec quelle joie elle l'a accueilli! Mais elle n'en a pas joui longtemps; son vieux monstre de grand-père l'a vendu le lendemain à une personne venue chez lui pour acheter des meubles. J'étais outré quand la petite m'a raconté cela, et j'en ai fait le reproche à Nicolas. Crois-tu qu'il en ait rougi? Pas le moins du monde! Il m'a répondu avec cynisme que les jouets étaient faits pour les enfants riches, et que sa petite-fille n'avait pas le temps de jouer. Vois-tu cela? A dix ans! Il vendrait sa propre chair s'il espérait en tirer un peu de monnaie!

- Eh bien! je te promets de soigner de mon mieux ta petite protégée, dit le docteur, et de tâcher d'arracher à son grand-père un peu de bien-être pour elle.

- Cela, tu ne saurais y parvenir, répondit Jacques avec conviction.

- Et maintenant, causons, reprit Robert, prenant une chaise en face de son ami.

- Mais il me semble que c'est ce que nous faisons depuis mon arrivée chez toi. De quoi ou de qui plutôt désires-tu causer? D'Anne, sans doute?

Le docteur rougit.

- Que faut-il en dire? demanda le jeune officier en souriant, C'est à toi de parler sur un pareil sujet. Tu en as le coeur plein, n'est-ce pas?

- Et toi? reprit Robert en regardant son ami.

- Moi? dit celui-ci avec étonnement. Que veux-tu dire?

- Tu la vois souvent chez ma mère?

- Souvent, oui.

- Anne est élevée un peu à l'américaine, jouissant d'une liberté d'allures qu'on refuse d'ordinaire aux jeunes filles françaises.

- C'est vrai; mais quel inconvénient y vois-tu? Elle n'en abuse certainement pas et n'a guère occasion de flirter, comme disent les Anglais.

Les yeux du docteur demeuraient fixés sur son ami avec une persistance qui étonnait Jacques, dont le regard ouvert et souriant restait calme; rien en lui ne trahissait qu'il eût saisi le motif de la préoccupation de Robert.

- En es-tu sûr?

- Sûr!… Pourquoi me fais-tu une pareille question? Ta cousine est très jolie, c'est vrai; mais…

Un changement soudain s'était fait sur les traits du jeune
Martelac, et son visage exprimait une si réelle souffrance que
Jacques s'arrêta subitement.

- Qu'as-tu donc?

Robert se leva d'un brusque mouvement. Il n'était pas dans sa nature de louvoyer longtemps, et, la droiture de son âme triomphant de l'humiliation qu'il éprouvait, il dit en tendant la main au lieutenant:

- Pardonne-moi, mon ami. Ta statue a des pieds d'argile, et la supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les faiblesses humaines. Je suis jaloux!

- Jaloux! Toi! Et de qui, mon Dieu?

- Ne te fâche pas; ne t'étonne pas. C'est une folie, je le sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études: je suis loin, et tu vois Anne si souvent!

- Anne est ta cousine, l'amie de ta jeunesse, puisque tu ne te rappelles pas un jour où tu ne l'aies aimée; plus que cela, elle est à peu près ta fiancée, si j'ai bien compris. Je ne vois rien autre chose en elle.

- Mais elle? Oh! ce n'est pas de toi dont j'ai peur! Tu es trop généreux pour m'enlever l'affection…

Le docteur s'interrompit un instant, comme si ce mot exprimait mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer:

- L'affection! Cela méritait-il un pareil nom? C'était une sorte d'habitude de me considérer comme son futur mari, et, en attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N'a-t-elle pas fait de moi tout ce qu'elle voulait depuis sa plus petite enfance? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu'elle désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes désespérées de son caprice, je me jetai à l'eau, où je faillis mourir, emporté par un courant furieux, jusqu'à celui où, devenue femme, elle jura de n'épouser qu'un homme riche et fit naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec ma nature, et que je suis honteux de constater!

Jacques fit un mouvement d'incrédulité.

- Toi, dit-il, tu auras beau faire; tu ne parviendras pas à te rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout l'amour de ton coeur ne saurait la rabaisser jusqu'au désir du gain

- Qui sait? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à l'heure de mon dévoûment à l'humanité et de ma passion pour la science; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi; ils m'élèvent, je le sens; mais il en est un autre bien différent. Celui-ci s'est attaché à mon coeur et l'humilie jusqu'à la recherche de l'or, et c'est mon amour pour Anne! Elle veut être riche; elle est si belle! Peut-on lui reprocher de désirer un entourage élégant et digne de sa beauté?

Un sourire d'indulgente tendresse souligna ces dernières paroles.

- Pourquoi doutes-tu de l'amour de ta cousine?

- Pourquoi! reprit le docteur, dont le visage avait repris son expression grave. Parce que je lui fais peur; parce qu'elle me trouve sévère; parce que je ne puis m'empêcher d'essayer de ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de coquetterie; parce que, parfois enfin, je la juge froide et incapable d'aimer.

- Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché?

- Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette fatale beauté qui m'ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D'autres peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu'elle a reçu du ciel.

- D'autres? Moi, tu veux dire?

Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son coeur.

Jacques plaça la main sur le bras de son ami.

- Je le jure devant Dieu! Seul, il nous entend en ce moment. Je briserais mon coeur en mille éclats plutôt que de le laisser aller à cette lâcheté!

Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre:

- Me crois-tu? dit-il.

Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée sur son bras.

- Oui, je te crois. Pardonne-moi d'avoir eu cette pensée. Si tu savais combien il est dur d'être attaché à un coeur qui nous échappe sans cesse sous l'empire de l'égoïsme ou de la vanité!

- Pauvre ami, dit Jacques avec compassion.

Il n'ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable, puisqu'il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se rendre si bien compte des défauts de la jeune fille.

CHAPITRE VII

Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à Sarah. Jacques l'accompagna jusqu'au seuil du magasin et le quitta en disant:

- Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche qu'il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet affreux bonhomme! Que lui donne-t-il à manger, je me le demande?

- Oh! sûrement peu de chose. Encore doit-il regretter ce peu qu'il lui donne, et j'ai peur de ne rien obtenir sous ce rapport. L'avarice racornit les coeurs et les endurcit de façon à ce que les arguments les plus indiscutables ne puissent y pénétrer. Enfin, je ferai de mon mieux.

Les deux jeunes gens se séparèrent, et Robert entra chez le marchand.

- Avant tout, combien faites-vous payer vos visites? demanda celui-ci aussitôt qu'il eut passé le seuil de la porte.

Nicolas se tenait à l'entrée, comme pour empêcher le docteur d'avancer, au cas où les honoraires lui eussent paru trop exorbitants.

- Ce sera cinq francs.

Le vieillard ouvrit les yeux autant qu'il pouvait le faire, et leva les mains avec une exclamation de terreur:

- Cinq francs! Dieu puissant! Me prenez-vous pour un
Rotschild?

- Je demanderais sûrement beaucoup plus si j'avais l'honneur de soigner ces riches personnages, dit le docteur, amusé de l'effroi peint sur les traits de son interlocuteur.

- A la bonne heure! Ceux-là, oui, vous pourriez les faire payer cher. Mais moi! moi! Un pauvre homme! disait l'avare en gémissant. Vous vous moquez!

Le jeune homme regarda autour de lui.

- Si j'en juge par ce que je vois ici, je ne saurais me décider à vous plaindre et à vous regarder comme un pauvre homme! En vérité, votre magasin est fort bien monté!

- Ah! Monsieur! Monsieur, il ne faut pas vous fier aux apparences, je suis obligé d'avoir beaucoup de marchandises afin d'en vendre un peu. Les clients sont si difficiles, ils exigent tant de choix! Mas c'est lourd pour moi, allez! Car je suis pauvre, je vous assure, répondit Nicolas d'un ton lamentable. Cinq francs!

Il remit sur sa tête, d'un air désespéré, le vieux bonnet d'étoffe jadis noire qu'il avait ôté pour saluer le docteur.

- Cinq francs! répétait-il avec des larmes dans la voix.

- Où est la malade? demanda Robert, sans paraître tenir compte des lamentations de l'avare.

Comme il passait devant Nicolas, paraissant disposé à aller lui-même à la recherche de Sarah, le vieillard l'arrêta de nouveau.

- Attendez, dit-il; ne pourriez-vous baisser votre prix? Ce n'est qu'une enfant, vous savez?

- Mais, cher Monsieur, dit le docteur, voyant le débat menacer de se prolonger indéfiniment, croyez-vous qu'il en soit de mes soins comme des billets de chemins de fer ou des entrées dans les ménageries, moins chers pour les enfants que pour les grandes personnes?

- Ce n'est pas votre dernier mot?

- Si, et dépêchons-nous. On m'attend chez un de mes amis et j'ai à peine le temps de voir votre petite-fille.

Nicolas parut se résigner douloureusement à son sort en voyant l'impossibilité de faire changer le docteur. Précédant celui-ci, il le conduisit à la chambre de Sarah, humble réduit éclairé par une étroite fenêtre donnant sur la rue. Cette petite pièce avait sans doute été une cellule, la seule qu'on eût laissée intacte. Les cloisons qui séparaient, comme les alvéoles d'une ruche, tout un côté de la maison, avaient été enlevées par Nicolas, afin de faire place à ses marchandises.

Sarah, les yeux grands ouverts, était étendue sur son étroite couchette sans rideaux, et avait amoncelé, en guise de couvertures, toutes les vieilles nippes dont, grâce à la générosité de son grand-père, elle pouvait disposer. Deux taches rouges, mises en ce moment sur ses joues par la fièvre, faisaient ressortir davantage le velours brillant de ses larges prunelles. En entendant la porte s'ouvrir, elle releva d'un geste rapide les mèches de cheveux qui couvraient son front moite, et ses regards s'adoucirent quand elle reconnut Robert. Habituée aux duretés de tous, la petite fille gardait le souvenir des rares paroles dans lesquelles elle avait cru sentir la compassion et elle se rappelait que la première fois qu'elle l'avait vu, le docteur lui avait parlé avec bonté.

- Ah! c'est vous, Monsieur? murmura-t-elle.

- Oui, je viens pour vous guérir. Vous m'obériez, n'est-ce pas?

- Oui, répondit-elle avec soumission.

- Elle ne veut même pas prendre de la tisane, grogna Nicolas.

Sarah jeta un regard inquiet sur le docteur.

- Elle est mauvaise, dit-elle à voix basse.

- Elle en prendra désormais, dit doucement Robert.

- Vous ne la connaissez pas, elle est si entêtée! reprit le marchand.

Des larmes parurent dans les yeux de l'enfant.

- Mais non, s'empressa de répondre le jeune Martelac, elle ne sera plus entêtée, je vous le promets. Vous sucrerez bien les tisanes que vous lui donnerez, ajouta-t-il en s'adressant à Nicolas, se doutant qu'une pareille recommandation était nécessaire.

La petite fille vit la grimace faite par son grand-père à ce dernier mot, mais elle n'osa expliquer que sa répugnance pour la tisane venait justement de ce qu'elle n'était pas sucrée.

La visite fut courte. Il suffit de peu d'instants à Robert pour constater que l'état maladif de Sarah était dû au régime parcimonieux du vieux marchand. Ce dernier écouta en gémissant la recommandation de donner à l'enfant une nourriture fortifiante (cela était, affirma-t-il, au-dessus de ses moyens!). Quand aux remèdes inscrits sur l'ordonnance, il frémit en les lisant et murmura avec humeur:

- M'est avis que ces drogues-là lui abîmeront l'estomac et mettront ma bourse à sec!

- L'enfant a une vie sédentaire et paraît étiolée, dit Robert.

Etiolée! étiolée! grommela Nicolas. Qu'entendez-vous par là?

- Elle n'a pas assez de mouvement et d'air.

- Va-t-il pas falloir lui acheter un château et un parc pour fournir le grand air à cette demoiselle? demanda l'avare en jetant un mauvais regard vers Sarah.

- Ce serait certainement beaucoup mieux, répondit le docteur en souriant, et le séjour de la campagne lui donnerait bien vite des forces.

Le marchand leva les épaules.

- Mais on a l'air à meilleur marché, Dieu merci! reprit Robert. La Providence le dispense largement autour de nous. Il suffit d'aller le chercher ailleurs que dans cette petite chambre ou dans votre magasin, où il est obstrué par l'entassement de vos richesses.

Le jeune homme semblait prendre plaisir à taquiner la monomanie qu'avait Nicolas de se faire passer pour pauvre.

- Mes richesses! reprit le vieil entêté en levant les yeux au plafond comme pour protester contre un pareil mot.

- Enfin, elle a besoin de stimulants. Du reste, soyez tranquille. Vous êtes un homme économe, je le sais, et j'ai eu égard à votre désir en prescrivant des remèdes peu coûteux. Mais il faudra absolument les employer si vous voulez la fortifier.

- On verra! repartit le vieillard soucieux.

Son ton ne faisait rien augurer de bon quant aux soins dont il comptait entourer Sarah. Il consentit seulement à promettre d'aller chercher une dose de quinine nécessaire pour le moment et remit à plus tard les autres remèdes. Il espérait bien qu'une fois la petite fille debout, il serait dispensé de faire un plus forte dépense. Tous les discours de Robert pour lui montrer l'utilité de soins persistants ne purent rien obtenir, parce qu'ils se traduisaient à ses yeux par l'obligation de débourser un peu de monnaie.

Enfin, il tira de sa poche une bourse crasseuse, l'ouvrit lentement, caressa deux ou trois fois la pièce de cinq francs qu'il en sortit, comme si ses doigts crochus eussent répugné à s'en séparer, hésita, et, finalement, la tendit à Robert avec un vague espoir de la lui voir refuser.

Mais cette espérance ayant été déçue et le jeune docteur ayant accepté la pièce, non sans sourire à la vue du combat auquel il assistait, l'avare eut une subite inspiration. Il arrêta Robert au moment où celui-ci allait sortir, et, déboutonnant rapidement son vêtement, il lui dit, en s'approchant de lui:

- A mon tour, maintenant, vous allez l'ausculter.

Le médecin le regarda, ébahi:

- Etes-vous malade?

- Je ne sais pas. Mais j'en veux avoir pour mon argent, et puisque vous demandez une telle somme, il faut au moins que vous me soigniez aussi.

Pour le coup, Robert ne put s'empêcher de rire.

- Vous vous portez comme un pont neuf! ainsi qu'on dit vulgairement, s'écria-t-il. Je n'ai nul besoin de vous ausculter pour le voir. Quelle verte vieillesse vous avez!

Il considérait d'un air amusé ce rapace vieillard vigoureusement charpenté, et dont les privations imposées par son avarice n'avaient pu entamer la robuste constitution.

- Quelle vie dans le regard! Vous êtes taillé pour aller jusqu'à cent ans!

- C'est égal! J'en veux pour mon argent, reprit l'entêté bonhomme. Il ne sera pas dit que j'aurai donné cinq francs pour une enfant de dix ans. Je ne veux pas avoir à me reprocher une pareille sottise! ajouta-t-il avec un air aussi contrit que s'il se fût agi d'une faute sérieuse. Cinq francs! répétait-il d'un ton de profond regret.

Ses yeux clignotants, à demi clos par ses épaisses paupières plissées, laissaient échapper leur petite flamme intermittente dans laquelle se reflétait la vile convoitise de l'avare, et il passait sa main ridée sur son menton sans barbe, avec un certain contentement de l'idée qui lui était venue.

Après s'être vu contraint de se séparer de son argent, Nicolas semblait maintenant exercer une sorte de vengeance envers le docteur; sa figure d'oiseau de proie affamé exprimait la ténacité de son idée. On eût dit qu'il faisait amende honorable à son avarice pour la prodigalité à laquelle il s'était laissé aller en consentant à la visite de Robert. Son vêtement ouvert, il tendait sa poitrine velue au docteur. Celui-ci, pour le contenter, consentit à y appliquer son oreille et prit plaisir à lui ordonner des médicaments chers et inoffensifs qu'il savait bien que Nicolas ne ferait jamais la folie d'acheter.

Quand Jacques revint le lendemain matin demander des nouvelles de Sarah:

- Eh bien! dit l'avare triomphant, j'ai eu mes consultations pour deux francs cinquante centimes chacune.

- Comment cela? demanda le lieutenant, ne comprenant pas.

- C'est bien simple. J'ai consulté, moi aussi.

- Vous êtes donc malade?

- Non, je me porte bien, Dieu merci, et j'ai gardé l'ordonnance du docteur pour une autre fois. Elle me servira et m'épargnera une visite de médecin.

- Peut-être les remèdes ne seront-ils pas alors ceux qu'il vous faudra, dit le jeune homme en riant.

- Bah! ce griffonnage vaut de l'argent, je ne le perdrai pas. Vous comprenez que cinq francs, c'était vraiment trop cher pour la petite. M. Martelac n'a pas voulu en démordre; alors, je l'ai obligé à m'ausculter aussi, afin de ne pas perdre tant d'argent. C'est pourtant une grosse somme dépensée! soupira-t-il.

CHAPITRE VIII

Le docteur Martelac est retourné à Paris et n'a pas pu le quitter depuis trois mois, car une violente épidémie y sévit et Robert n'est pas homme à déserter son poste à l'heure du danger. Jacques a peu à peu pris l'habitude de venir passer la soirée avec la mère de son ami. Celle-ci lui témoigne une véritable affection par suite de sa liaison avec son fils et à cause aussi des qualités naturelles du jeune homme, qualités qu'elle a été à même d'apprécier depuis son arrivée à Poitiers.

Le lieutenant rencontre souvent Anne Duplay chez Mme Martelac, et peut-être le prétexte de venir distraire la vieille dame ne suffirait-il pas absolument sans cela à expliquer l'assiduité de ses visites.

Les deux jeunes gens, sans s'en rendre compte, s'habituent à se voir, mais il n'entre pas dans leur pensée que ces réunions journalières eussent pu inquiéter Robert s'il les eût connues. Leurs relations sont d'ailleurs peu sympathiques en apparence, et s'il s'opère un changement sous ce rapport, il est si lent qu'il demeure presque invisible aux yeux des indifférents.

L'été est venu. Ils passent maintenant leurs soirées dans le jardin rempli d'arbres et ressemblant à un immense bouquet de verdure. Les clématites, les jasmins et les chèvrefeuilles font disparaître les murs sous leur feuillage, d'où s'échappent mille parfums, et ce petit enclos garde une fraîcheur délicieuse à respirer après les journées brûlantes. Ce n'est pas qu'il ait rien emprunté aux modes d'aujourd'hui; mais avec son apparence de forêt vierge en miniature et son air un peu abandonné, il offre, au centre de la ville et dans ce quartier populeux, quelque chose du charme de la campagne. L'allée principale s'allonge toute droite entre deux bordures de lavande dont les fleurs violettes dégagent une suave odeur; à son extrémité, un talus, couvert de verdure et garni de bancs, s'élève contre le mur et permet de dominer la rue.

Anne vient d'arriver; elle a dit bonjour à sa tante, occupée dans la maison par quelque soin de ménage, et est venue l'attendre sur ce talus où déjà se trouve le jeune lieutenant. Celui-ci s'est levé pour lui céder la place, et elle regarde dans la rue, où les marchands se reposent et respirent l'air du soir en causant sur le seuil des magasins.

- Il fait à peine frais en ce moment, dit-elle en tournant la tête vers Jacques, placé plus bas qu'elle, sur la pente du talus, où il s'appuie contre un arbre.

- Le pauvre Robert, enfermé dans Paris, doit beaucoup souffrir de cette chaleur.

Depuis quelque temps, Jacques redouble de zèle pour rappeler son ami au souvenir de la jeune fille. On dirait qu'il se raidit contre un danger imminent et se rattache en désespéré à la pensée du docteur. Tout l'y ramène, surtout lorsqu'il se trouve avec Anne.

Celle-ci lève légèrement les épaules.

- Sans doute! murmure-t-elle avec indifférence.

Ils demeurent un instant silencieux. Madame Martelac agit sans cérémonie avec l'un comme avec l'autre, et obligée de combiner avec Catherine certains arrangements de maison, elle ne se presse pas de venir les retrouver.

La nuit tombe, enveloppant de ses ombres mystérieuses les allées au-dessus desquelles les arbres se rejoignent et laisse seulement les dernières clartés du jour se jouer sur les cimes des quatre vieux ifs taillés en pointe depuis un temps immémorial. On entend dans l'air les cris aigus des martinets se poursuivant en cercle autour des toits et le bourdonnement lointain des bruits de la ville. Tout auprès des deux jeunes gens, un grillon blotti dans l'herbe envoie vers eux sa chanson monotone, et le ciel, embrasé pendant tout le jour, atténue son éclat et se revêt d'azur, pâli vers le couchant par l'adieu du soleil, disparu derrière des nuages d'or.

Anne, tournée vers Jacques, fixe de ses beaux yeux au regard clair les ombres feuillues du jardin; ses traits s'estompent sous la brume descendant rapidement et le lieutenant ne peut s'empêcher de remarquer qu'en adoucissant sa fière beauté, ce demi-jour la rend plus séduisante. Faisant effort pour rompre ce dangereux silence, il reprend:

- C'est le plus noble coeur que je connaisse!

- Qui? demande Anne.

- Robert. Je pensais à lui.

La jeune fille eut un mouvement d'impatience.

- Vous l'aimez beaucoup?

- Oui. Et vous aussi, vous l'aimez?

- Oh! moi, cela dépend des jours! dit-elle en secouant la tête.

- Il vous aime tant?

- Oui, je crois, répondit-elle nonchalamment.

- C'est pour vous qu'il tient à la fortune.

- Il le sait. Je ne pourrais m'en passer.

- Et pourtant, je doute qu'il y arrive. De si tôt, du moins!
L'amour du gain est antipathique à sa nature.

- Alors!

- Alors, quoi? dit Jacques.

- Eh bien! dans ce cas, prononce Anne lentement, j'en épouserai un autre.

Jacques tressaille. Il ne distingue presque plus le visage de la jeune fille, mais le son de sa voix le glace. Cette voix a quelque chose de métallique en harmonie avec les sentiments qu'elle exprime.

- Vous ne l'aimez pas?

Un instant, il est sur le point d'ajouter:

- Vous êtes indigne de lui!

Mais il se retient et Anne répond froidement:

- Pas comme vous le comprenez, non. Oh! je ne suis pas romanesque, moi!

Non certes, elle ne l'est pas. Cette enfant de vingt ans le crie bien haut, elle calcule! Son coeur n'existe pas. Ne l'ayant jamais senti battre, elle le nie, et dans son erreur orgueilleuse, elle se donne tout entière à l'or et à la vanité. Est-elle franche en parlant ainsi? Aveuglée sur ce qui se passe au fond de son âme, ne force-t-elle point elle-même le côté mauvais de sa nature? Peut-être. Tant de femmes valent mieux que leurs paroles! Et s'il était possible parfois d'ouvrir leur âme et de les forcer à y regarder, ne comprendraient-elles pas qu'elles se font un stupide plaisir d'étouffer leurs aspirations élevées pour complaire au monde et s'abaisser à son niveau?

- Je ne puis me passer de fortune, bien que je doive en avoir peu moi-même, reprend la jeune fille. Mon père ne m'a jamais rien refusé et je n'entends pas me marier pour être en proie à ces affreux tiraillements d'argent que je vois dans certains ménages. Je serais malheureuse si je ne me sentais entourée du confortable le plus élégant, et si Robert ne m'apporte pas la fortune, je ne puis songer à lui faire subir le contre-coup de mon malheur.

- Il méritait un amour plus désintéressé.

- Je n'en disconviens pas.

- C'est un homme remarquable.

- Trop peut-être! dit Anne en tournant un instant la tête du côté de la rue.

Mais ce mouvement, s'il est destiné à cacher sa pensée, est inutile; le crépuscule ne permet pas de lire sur ses traits l'explication ce cette parole.

- Il arrivera un jour à cette position exceptionnelle que vous désirez, reprend Jacques.

- Quand?

- Il est déjà sur le chemin de la célébrité.

- On le dit. Mais il faut attendre que cette célébrité entraîne la fortune et je ne veux pas attendre.

- Je le plains, murmure le lieutenant.

- De s'être attaché à moi?

- Oui.

Cette dure franchise échappe à son indignation contre la jeune fille qui fait si bon marché du bonheur d'un homme comme son ami.

- Tant d'autres femmes seraient fières de son amour!

- Ma tante ne vient pas nous rejoindre, rentrons-nous? demande Anne en se levant sans répondre au reproche contenu dans les paroles du jeune officier.

L'ont-elles froissée? On ne peut rien lire sur son visage et elle ne juge pas à propos de le laisser paraître. Au fond, peut-être reconnaît-elle la justesse des remarques de Jacques et se sent-elle indigne de son cousin.

- Si vous voulez, répond le lieutenant. La lune se lève et vous ne devez guère aimer les rêveries protégées par cet astre! ajouta-t-il d'un ton un peu ironique.

- Non, je suis positive.

Elle descend le talus gazonné et reprend le chemin de la maison pour aller retrouver sa tante. Il la suit à quelques pas, considérant sa silhouette gracieuse avec une expression dans laquelle perce un peu de rancune.

Pourtant, lorsque, rentré dans sa chambre chez Nicolas, Jacques songe à cette conversation, il sent l'indulgence succéder dans son esprit à l'indignation éprouvée au premier abord. Après tout, Robert, cet homme grave, bon certainement, mais un peu austère, a-t-il raison de vouloir unir à sa vie cette compagne élégante, toute pétrie extérieurement de grâce et de légèreté féminine? Qui sait si les rêves luxueux d'Anne eussent tenu devant un amour moins élevé et moins fort que celui de son cousin?

Il s'endort dans ces pensées et la radieuse image de Mademoiselle Duplay passe dans ses rêves, non pas revêtue de cet orgueilleux égoïsme qu'elle ne songe même pas à cacher, mais à travers la lumière adoucie dont s'entoure à nos yeux l'idole de notre coeur. Hélas! cette indulgence tient à une cause que le pauvre garçon cherche à se cacher à lui-même.

Insensiblement, Anne change vis-à-vis de lui, il le voit, il le sent; lui-même perd une à une ses idées premières sur la jeune fille. Il trouve des excuses à ses défauts et s'explique comme Robert et plus que lui peut-être que cette femme si belle désire un cadre magnifique à sa beauté. Lorsque le soir, à son entrée chez Mme Martelac, il ne voit pas se lever vers lui les yeux bleus de Mlle Duplay, lorsque la vieille dame est seule, le front courbé sur son ouvrage ou sur un livre, le jeune officier éprouve une déception contre laquelle il réagit de son mieux en redoublant de gaîté. Mais il sent bien vite l'ennui le gagner, abrège la soirée et rentre chez Nicolas ou erre dans les rues comme une âme en peine.

Anne semble elle-même éprouver ces singuliers symptômes. En s'adressant à lui, sa voix prend des inflexions dont s'étonne le jeune homme; elle paraît éprouver parfois un besoin de soumission, elle, si indépendante et si entière vis-à-vis de tout autre!

Lentement, à coups imperceptibles, elle se glisse dans les pensées de Jacques. Le poison s'infiltre sans que le lieutenant en ait conscience; Robert est parti depuis quelques mois à peine et ses pressentiments sont réalisés. Toutefois, ce qui eût été évident à ses yeux si ses occupations ne l'eussent retenu si longtemps à Paris, est encore ignoré de son ami lui-même. Une circonstance bien minime en apparence va faire tomber le voile placé sur ses yeux.

Un soir, il s'était comme de coutume rendu chez Mme Martelac. La pluie tombant depuis plusieurs heures avait empêché la vieille dame de rester dans le jardin; un instant, Jacques et elle causèrent sur le seuil de la maison, regardant la verdure courbée sous les rafales du vent et les fleurs chargées d'eau se jetant follement les unes sur les autres dans les deux massifs cultivés avec soin par la mère de Robert. Le petit jardin, un peu desséché par la chaleur de l'été, semblait renaître sous cette averse, et il s'échappait de la terre longtemps privée d'eau une fraîcheur qui présageait un renouveau dans sa végétation et faisait sourire sa propriétaire. Celle-ci se décida enfin à rentrer, et, voulant travailler, elle fit allumer une lampe, bien qu'au dehors il fît encore presque jour.

Le jeune homme semblait distrait, il écoutait les bruits de la rue; évidemment, il attendait quelqu'un et son visage exprimait le désappointement en ne voyant rien venir. S'en rendait-il compte? Peut-être non. Le coeur humain a des détours infinis même dans les plus franches natures.

Un coup de sonnette le fit tressaillir. Un instant après, Anne, superbe dans une toilette claire, entrait dans la petite pièce où se tenaient sa tante et Jacques.

- Oh! que tu es belle, aujourd'hui! s'écria Mme Martelac, au moment où la jeune fille s'avançait vers elle pour lui dire bonjour.

- Vous ressemblez à une princesse! dit Jacques en souriant et en la regardant avec admiration.

- Voyons les détails de cette toilette, reprit Madame Martelac en ajustant ses lunettes.

Anne se plaça devant elle et Jacques souleva complaisamment la lampe pour permettre à la vieille dame de satisfaire sa curiosité.

- Ce costume te va à ravir et me semble du meilleur goût, dit la mère de Robert. Jacques a raison, tu jouerais au naturel les rôles de princesses!

La jeune fille relevait fièrement sa belle tête couronnée de cheveux châtains, et une expression de vanité satisfaite parut sur sa physionomie et dans ses yeux bleus et brillants comme des saphirs. Ses lèvres, un peu dédaigneuses, s'épanouirent dans un sourire, et une nuance plus rosée, passant sur ses joues, leur donna un nouvel éclat. Blanche, mince et élancée, elle ressemblait à un grand lys, ou, comme le disaient sa tante et Jacques, à une jeune reine. N'avait-elle point, en effet, reçu en partage la fragile couronne de la beauté?

Quelques mois plus tôt, le jeune officier eût vu, dans l'étalage de cette beauté, une coquetterie puérile; mais il était devenu complaisant et se contenta de sourire.

- Je vais passer la soirée chez une de mes amies qui a du monde, dit Anne. Mon père doit m'y rejoindre; il était retardé par une affaire. Je me suis sauvée, ayant l'intention de m'arrêter en passant pour vous dire bonsoir.

- Assieds-toi un instant, dit sa tante.

- Oh! cinq minutes seulement. La voiture m'attend à la porte et doit retourner chercher mon père lorsqu'elle m'aura conduite chez mon amie.

Anne était venue chercher une satisfaction de vanité en se montrant ainsi parée; elle ne pouvait douter d'avoir réussi devant le regard admiratif du lieutenant. Cette rayonnante beauté dans tout son éclat avait soudain illuminé le petit appartement, dans lequel, avant son entrée, on n'entendait que le bruit du vent jetant la pluie contre les vitres et les rares paroles échangées entre la maîtresse de la maison et son visiteur.

Lorsque Anne se leva pour partir, Jacques alla la reconduire jusqu'à la porte de la rue. Au moment de monter dans la voiture, elle se retourna pour lui tendre la main. Il serra cette petite main gantée et leva les yeux vers ce beau visage éclairé par la lampe, qu'il venait de déposer près de lui, sur un meuble. Quelque chose d'attendri, que le jeune officier ne lui connaissait pas, passa dans le regard de la jeune fille. Ce sourire ému répondait-il à l'émotion inconsciente de Jacques? Il n'eût pu le dire. Mais, fasciné par ces yeux bleus qui le fixaient, il se baissa et posa ardemment ses lèvres sur la main qu'on lui tendait.

Un instant après, la voiture roulait sur le pavé de la rue, et le lieutenant, seul dans le vestibule de la vieille maison, se frappait le front en murmurant:

- Robert!

L'éclair, en entr'ouvrant le coeur d'Anne et le sien, avait, du même coup, éclairé son âme. Il le savait maintenant. La beauté d'Anne avait jeté ses lacets autour de lui, et un amour, jusque-là inconscient dans sons coeur, avait jailli sous l'étincelle de ces yeux bleus.

Le réveil venait à temps pour rappeler le jeune homme au serment fait à son ami.

CHAPITRE IX

Quelques semaines plus tard, Jacques quittait Poitiers. Il avait demandé à un ami, en garnison à Alger, de permuter avec lui; le jeune homme auquel il s'adressa, regrettant son éloignement, accepta avec joie sa proposition. Les démarches nécessaires pour obtenir ce changement furent promptement faites, et, durant les derniers jours passés à Poitiers, le lieutenant évita, sous prétexte d'occupations, de venir le soir chez Mme Martelac.

La chambre occupée par lui chez Nicolas allait donc se trouver de nouveau vacante. Bien que ses relations avec son propriétaire eussent été peu fréquentes, son départ fut un vrai chagrin pour Sarah; la petite fille se sentait moins isolée en l'entendant aller et venir.

Le prisonnier concentre toutes ses pensées sur le peu de vie qui s'agite autour de lui. Le pas de la sentinelle, dont la surveillance le sépare de la liberté, lui est une distraction; le mouvement de l'insecte qui suspend sa toile aux barreaux de fer de sa fenêtre, moins que cela, la tige grêle d'une giroflée se faisant place à travers les fentes de la pierre, tout attache son âme et intéresse son esprit. Pour la petite-fille du vieux marchand, le magasin sombre et froid, dans lequel les grands meubles obstruaient le passage de la lumière, ressemblait à une prison. L'air y était lourd et rarement renouvelé; le silence y régnait habituellement, rompu parfois, subitement, par les craquements produits dans le bois de quelque armoire plus neuve que les autres; chacune des fenêtres se trouvait partagée et protégée en même temps par une barre de fer garnie de piquants, comme pour garder les habitants contre les tentations du dehors.

Tandis que l'ordonnance de Jacques faisait descendre les malles du jeune homme et veillait aux apprêts du départ, Sarah, ayant, avec un coin de son mouchoir légèrement mouillé, nettoyé un petit espace de la vitre, encrassée depuis longtemps, regardait s'opérer ce déménagement qui lui serrait le coeur. Désormais, elle retombait avec son grand-père dans la solitude, et cette pensée lui était pénible, sans qu'elle sût bien définir son impression.

Quand, la dernière caisse étant disparue, la porte se referma, la petite fille se retourna vers Nicolas, assis dans le magasin et explorant attentivement un tas de vêtements jetés à terre devant lui. Il sondait avec soin chaque poche, chaque doublure, comme s'il eût craint qu'une fortune fût cachée dans leurs profondeurs. Dieu sait si le vice ou la misère, auxquels avaient appartenu ces vêtements, y avaient jamais rien déposé de semblable!

Sarah vint s'asseoir près de lui et le regarda faire cette opération.

Ayant trouvé quelques menus objets qui lui parurent valoir la peine d'être gardés, il chercha autour de lui un meuble où il pût les serrer, et, tout étant rempli, il prit une malle placée sous une table et allait les y déposer quand Sarah s'écria, en se penchant vers la malle ouverte et en saisissant une petite peinture sans cadre, qui s'y trouvait:

- Qu'est-ce que cela, grand-père?

Le vieillard prit le portrait, et, ses regards étant tombés sur ce visage, auquel un peintre habile avait su donner une apparence de vie, il tressaillit et le rejeta de côté sans répondre. Mais, cette peinture ayant intéressé l'enfant, elle insista:

- Dites-moi de qui est ce portrait?

- Que t'importe?

Le ton de Nicolas était dur et irrité.

- J'ai tant envie de le savoir!

- Tu es bien curieuse!

- Je vous en prie, grand-père, dites-le-moi?

- Le sais-je? Il y a comme cela tant d'autres peintures dans le magasin!

Sarah eut une sorte d'intuition qu'il ne disait pas la vérité en prétendant ignorer ce qu'elle désirait savoir. Elle reprit:

- Vous paraissez le connaître, et, si c'était un portrait à vendre, vous le mettriez en évidence. On vous l'achèterait. Cela me semble aussi joli que ceux que vous vendez tous les jours bien chers. Pourquoi n'en tirez-vous pas de l'argent?

Elle connaissait bien son aïeul, et le seul fait de garder inutilement cette peinture, sans chercher à s'en défaire avantageusement, lui faisait soupçonner quelque mystère.

Son insinuation parut frapper le vieillard, cette idée de gain le faisant réfléchir. Il prit le portrait et le regarda avec hésitation; mais il le laissa retomber en disant:

- C'est un misérable!

- Comment se nomme-t-il?

- Tu ne le sauras jamais, j'espère! Notre malheur a été de l'avoir connu.

- Il a pourtant une jolie figure, dit Sarah timidement, n'osant contredire ouvertement son grand-père et baissant les yeux vers la peinture, qui, du fond de la malle ouverte, la regardait en souriant.

Nicolas leva les épaules.

- Sottises! Rien n'est menteur comme ces visages de grands seigneurs!

- C'est donc un grand seigneur?

A vrai dire, Sarah ne se rendait pas un compte exact de ce que signifiait cette expression. Ne causant guère avec personne, si ce n'est parfois avec son grand-père, la pauvre enfant ignorait la signification d'un grand nombre de mots. Le vieux marchand la regarda avec des yeux dans lesquels brillait une haineuse colère.

- Oui, oui, grand seigneur! Il s'en vantait et regrettait son mariage. Mais aujourd'hui, il est bien au-dessous de ceux qu'il méprisait alors.

- Où est-il?

- Assez! Interrompit brusquement Nicolas, mettant fin à cet interrogatoire. Cet homme n'a jamais existé pour toi. Ne t'en occupe plus. J'ai déjà trop complaisamment répondu à tes questions. Va veiller à ton dîner.

Sarah n'osa répliquer; le ton et le regard de son grand-père l'effrayaient. Elle se dirigea vers le réchaud sur lequel chauffait la maigre pitance qui devait composer leur repas et l'examina soigneusement, comme s'il se fût agi d'un mets délicat confié à son talent culinaire.

A cet instant, Jacques entra, venant faire ses adieux au propriétaire de la maison.

- Où est Sarah? demanda-t-il, voulant revoir l'enfant avant son départ.

- Elle veille au dîner, répondit Nicolas.

- Elle est bien jeune pour pareille besogne!

- Ah! dame! mon cher Monsieur, les pauvres gens sont obligés d'employer leurs enfants de bonne heure.

Jacques pensa aux piles d'or dont leur avait parlé la petite-fille de l'avare.

- Elle semble si délicate!

- Délicate! Elle! Mais non; je vous assure. Depuis que votre ami le docteur Martelac m'a ruiné en remèdes et en visites pour elle, elle se porte très bien.

- En remèdes et en visites! reprit Jacques d'un ton moqueur. Il ne lui a jamais fait qu'une visite, et encore, pour la modique somme de cinq francs, vous avez su lui extorquer une consultation pour vous! Quant aux remèdes, ils sont, je le parie, encore chez le pharmacien!

Le bonhomme sourit d'un air malin.

- Une personne riche comme vous! reprit Jacques.

- Puisqu'elle se porte bien sans cela, c'était inutile d'aller manger de l'argent si difficile à gagner!

- Ah! vous ne le dépensez pas inutilement, j'en réponds!

- C'est une qualité, une grande qualité! reprit Nicolas avec aplomb.

- Hum! Enfin, je n'entreprendrai pas votre conversion sous ce rapport, vous êtes trop endurci. Mais je voudrais au moins obtenir quelque chose pour Sarah. Si vous vouliez, elle pourrait mener une vie gaie, heureuse, comme il convient à une enfant. Ma pauvre petite Rose de Bengale!

- Pourquoi l'appelez-vous ainsi?

- Parce qu'elle a dans toute sa personne quelque chose de gracieux, de distingué, une délicatesse de teint, de manières et d'extérieur qui la fait paraître dépaysée dans le milieu où elle est. Ne le trouvez-vous pas? Cela m'a frappé dès mon arrivée ici et je lui ai donné ce surnom.

Nicolas leva les épaules en grommelant:

- Quelles absurdités! Sarah est ma petite-fille et ne déroge point en faisant le ménage, ajouta-t-il d'un air mécontent.

- Que faisait son père?

- Son père était un pauvre homme sans le sou.

Cette phrase fut prononcée avec une expression de profond mépris, tel que pouvait l'éprouver, à l'égard d'une personne en de pareilles conditions, un avare comme le marchand d'antiquités.

- Ma fille l'a épousé dans un jour de folie, et cela n'a pas duré longtemps, du reste. Elle a vite compris quelle sottise elle avait faite.

Au moment où le vieillard disait ces mots, Jacques, levant les yeux, vit la figure ébouriffée de Sarah paraître entre un bahut antique et le haut dossier d'un siège moyen âge, ressemblant à un trône avec son écusson sculpté et ses bras formés de deux lévriers couchés. Les yeux profonds de la petite fille se fixaient pensivement sur son grand-père, et les boucles de ses cheveux accentuaient leur expression par l'ombre qu'elles jetaient sur le haut de son visage penché en avant. Elle avait entendu causer dans le magasin et avait quitté le réduit où elle préparait le dîner, afin de voir qui était là.

Jacques lui fit signe d'approcher et lui remit un paquet de bonbons dont il s'était muni à son intention.

- Ah! Monsieur Hilleret, quelle perte est pour moi votre départ! disait Nicolas. Quand louerai-je votre chambre? Le loyer, si modique qu'il fût, nous aidait à vivre, Sarah et moi; il nous fera défaut maintenant.

Le jeune homme parut prendre peu d'intérêt à ces doléances. Il se contenta de dire quelques paroles amicales à l'enfant, dont le visage attristé exprimait son chagrin de ce départ, et, avant de s'éloigner, il serra avec un sentiment de répulsion la main du vieil avare. L'avarice est, d'ordinaire, le sentiment le plus antipathique à la jeunesse, et Jacques n'avait pu pardonner à Nicolas cet amour passionné de l'or, métal dont, à son âge et surtout avec sa profession, on se montre peu ambitieux. Puis, seul et soucieux, il remonta cette longue rue, ayant préféré se rendre à pied à la gare.

La veille, il avait fait ses adieux à Mme Martelac et avait entrevu Anne un instant. Tout en marchant, il secouait parfois subitement la tête pour chasser un souvenir importun. C'était le visage de Mlle Duplay qui hantait son imagination; il revoyait malgré lui ces traits brillants de jeunesse dans lesquels il avait cru un soir lire un commencement d'amour. Le sacrifice lui pesait; pourtant, il l'accomplissait généreusement, et quand, la tête penchée à la portière du wagon emporté par la vapeur, il vit disparaître peu à peu la vieille ville dont les clochers se perdirent à l'horizon, il poussa un soupir de soulagement et se rejeta dans un coin en murmurant:

- Allons, je dois oublier! Elle sera la femme du docteur
Martelac, mon meilleur ami.

Un sourire triste, mais courageux, passa sur sa physionomie, et, sans se laisser aller davantage à ses regrets, il prit un journal et tâcha de s'absorber dans la lecture des nouvelles du jour.

Dans la soirée de ce même jour, Sarah, épiant le moment où son grand-père était sorti, ouvrit la malle et y prit la peinture qu'il y avait rejetée; elle l'emporta dans sa chambre et se mit à l'examiner avec un véritable intérêt, n'ayant pas osé le faire devant Nicolas. Ce portrait, dont le cadre, ayant une certaine valeur, avait été vendu par le marchand, représentait un homme jeune, blond, aux traits délicats. Le regard semblait s'arrêter avec complaisance sur Sarah et suivre tous ses mouvements avec une persistance qui la tenait sous le charme. Elle éprouvait tout à la fois un vague désir d se soustraite à ce regard et un attrait irrésistible vers lui.

- Pourquoi me regarde-t-il ainsi? se dit-elle à demi-voix, je voudrais le savoir.

Elle plaça la peinture sur la cheminée, s'éloigna, se rapprocha, alla d'un bout à l'autre de la chambre, et partout le regard en la suivant semblait la magnétiser. Enfin, elle revint en face de lui, et s'écria en joignant les mains:

- Grand-père dit que ce visage est menteur. C'est impossible.
Il semble si bon!

Puis, plus bas, elle ajouta:

- Oh! que je voudrais le connaître!

Un instant elle demeura immobile, ses yeux attachés sur ceux du portrait qui semblaient s'animer sous son regard. Tout à coup, elle éprouva une étrange sensation; il lui sembla avoir, à travers cette toile insensible, évoqué une âme, et, baissant la tête, elle rougit, comme si celui auquel appartenait cette âme avait entendu son exclamation enfantine.

Craignant que son grand-père ne lui enlevât la peinture à laquelle l'attachait cet attrait inexplicable, elle la déroba à ses regards en la cachant sous ses vêtements, dans le coffre profond, unique mobilier de sa chambre. Lorsque Sarah allait se coucher, Nicolas ne lui permettait jamais d'emporter la lampe dont elle servait au magasin; elle montait dans les ténèbres l'escalier vermoulu et procédait à sa toilette à l'aide d'un réverbère, justement placé devant sa fenêtre, comme pour venir en aide à l'avarice du vieux marchand. Souvent, le soir, la petite fille sortait la peinture de sa cachette, et, se hissant sur la pointe des pieds pour s'approcher de la lumière de la rue, elle contemplait ce visage inconnu qui remuait si profondément son coeur innocent.

CHAPITRE X

Le docteur était venu plusieurs fois à Poitiers depuis le départ de Jacques. Etonné de la subite résolution de son ami, il avait causé de lui avec sa mère, et, sur les remarques de cette dernière, il était facilement arrivé à soupçonner le véritable motif de la fuite du lieutenant. Robert avait senti s'accroître son affection pour lui de toute sa reconnaissance pour ce généreux sacrifice.

Quand à Anne, elle avait été froissée du départ du jeune homme comme d'une injure personnelle, d'autant plus pénible qu'elle ne pouvait s'en plaindre à personne. Seule, Mme Martelac avait pu se douter du commencement de sympathie née entre elle et Jacques, et Mlle Duplay était assez fière pour garder le silence sur la déconvenue qu'elle subissait. La coquetterie l'avait, il est vrai, poussée à essayer son pouvoir sur le jeune officier et à vaincre l'éloignement qu'elle avait lu dans ses yeux à l'énoncé de ses projets ambitieux de fortune. Mais une âme humaine est si complexe! Peut-être y avait-il au fond du sentiment d'irritation qu'elle éprouvait quelque chose comme un regret.

Il y eut à cet instant une sorte d'hésitation dans sa vie; pendant plusieurs jours, son beau visage fut grave et ses yeux bleus parurent retenir des larmes. Etait-ce orgueil froissé, ou son coeur était-il atteint? Dans ce dernier cas, la blessure fut peu grave, et le balancement entre le bien et le mal fut de courte durée. Le soir du départ de Jacques, agenouillée sur son prie-Dieu, le front dans ses mains, elle demeura longtemps pensive, et ses lèvres murmurèrent même une prière; mais cette prière ne sortait pas du fond du coeur, et l'impression sous laquelle elle jaillissait devait être fugitive. Mélangée d'orgueil plus que de véritable souffrance, elle ne pouvait s'élever jusqu'au ciel et s'éteignit subitement dans une révolte d'égoïsme; ce bon mouvement n'eut aucune suite.

Refoulant la tristesse qui menaçait de ternir son regard et cédant à la légèreté naturelle de son caractère, la jeune fille se releva rayonnante, et le regret, s'il exista, l'aveugla davantage.

Prise d'une frénésie de vanité, elle oublia toute raison, la lueur à peine née dans son coeur fut étouffée immédiatement, et, s'élançant étourdiment vers l'avenir, elle se jura de n'avoir, désormais, d'autre objectif qu'un mariage riche. Ayant résolûment fermé son esprit à toute pensée grave, le bonheur de son cousin et l'amour qu'il lui témoignait depuis son enfance ne pouvaient entrer dans ses calculs. Elevée par un père insouciant qui mettait au premier rang des choses désirables les aises de la vie et le confortable donné par la fortune, Anne avait distancé à ce sujet les idées paternelles. Elle oublia donc promptement le léger trouble apporté dans son coeur par la présence de Jacques, et se dit que le luxe devant lui faire goûter le bonheur rêvé par son imagination, elle l'achèterait en s'aidant de sa beauté par un riche mariage.

Hé! mon Dieu! qui donc en ce monde si délicat aurait droit de se dire sans pêché sous ce rapport? Un riche mariage! N'est-ce pas le rêve de toutes les mères qui sèchent sur pied en attendant qu'il se présente pour leur fille? Et quel père ne se rengorge fièrement quand un gendre nanti de nombreux et solides titres de rentes vient solliciter une main qu'on tremble de joie en lui accordant? Peut-être la jeune fille isolée et laissée à elle-même serait-elle inaccessible au désir d'un mariage brillant. Mais sitôt qu'elle a mis le pied dans ce qu'on appelle le monde, sitôt qu'elle a été initiée par lui à l'éblouissement de l'or, pour elle aussi le mariage riche miroite à l'horizon, et elle parvient à comprendre comment tout est sacrifié pour y arriver. Elle se prête alors de tout son pouvoir aux combinaisons qui ont pour but de la vendre le plus cher possible au candidat désiré par toute sa famille.

Jacques est en Algérie depuis plusieurs mois lorsque nous retrouvons Robert et Anne dans le salon de Mme Martelac.

La conversation est engagée entre eux depuis un certain temps, et, sans doute, elle est pénible pour le docteur, car son visage est triste. Debout près de sa cousine, dont la figure exprime un peu d'ennui, il a pris dans les siennes la main de la jeune fille et demande:

- Ne m'aimez-vous pas assez pour attendre? Je vous le jure, dans quelques années, ma position sera telle que vous n'auriez rien à envier à personne.

- Quelques années! reprend Anne avec un peu d'ironie. Vous n'y songez pas? J'ai vingt ans sonnés!

- Rien ne presse, il me semble! fait observer Robert avec un léger sourire.

- Je suis lasse de ma vie retirée. Je veux en finir, et j'ai la prétention de ne pas me morfondre à attendre.

- Vous n'êtes pas malheureuse pourtant. Votre père fait tout ce qui vous plaît et vous laisse toute liberté.

- C'est vrai; mais je suis décidée à changer de position, et le plus tôt sera le mieux.

- Pourquoi tant vous presser?

- Parce que j'en ai assez de cette vie monotone! répond-elle avec un peu d'impatience.

Ses regards, fixés à travers la fenêtre près de laquelle elle est placée, se détournent de Robert. Evidemment, il y a, au fond de son âme, une résolution prise; mais il lui coûte de la faire connaître à son cousin.

Sans avoir une idée bien nette de sa conduite, un vague instinct lui dit qu'elle fait mal, et elle éprouve une certaine honte à exprimer avec une si triste franchise des sentiments que tant d'autres prennent beaucoup de peine à voiler d'apparences trompeuses. Il faut être bien inexpérimenté ou bien blasé pour faire, devant un de nos semblables, abstraction complète des sentiments généralement estimés autour de nous.

Toutefois, Anne prit son parti. Comme les gens timides, qui exagèrent l'audace quand une fois ils ont résolu d'aller en avant, elle tourna la tête vers son cousin, et, lorsque celui-ci lui dit presque humblement:

- Anne, vous n'avez donc aucune affection pour moi? Pourtant, il y a quelques années, vous sembliez m'aimer; l'avez-vous complètement oublié?

Elle eut un geste irrité.

- Je vous voyais sans cesse alors, dans l'intimité de la famille. Est-ce qu'une jeune fille n'a pas toujours quelque cousin qu'elle s'imagine aimer?

A cette dure repartie, Robert avait tressailli. Une flamme, traversant son regard, parut illuminer subitement la blessure faite à cette âme par les paroles d'Anne. Elle eut un instant de remords et dit sur un ton moins acerbe et comme une excuse:

- Vous le savez bien, je ne suis pas romanesque; ainsi, ne faisons pas de sentiment, n'est-ce pas?

- Pas romanesque, non, Anne. Moi non plus, je ne le suis pas, et je crois qu'il n'y a pas une heure de ma vie qui ait jamais été livrée à ces rêves sans but, auxquels se laissent aller les esprits romanesques. Mais, quoique vous en disiez, il me faut bien faire du sentiment, puisque vous appelez ainsi vous parler de cette affection profonde, sérieuse, et, si vous le vouliez, immortelle, qui remplit mon coeur depuis tant d'années! Dépend-il de moi de lui imposer silence, et ne puis-je essayer de la défendre à vos yeux? Puis-je oublier tout à coup l'amour dont mon coeur a vécu jusqu'ici, le seul qui l'ait fait battre et ait répandu son chaud rayon sur ma jeunesse laborieuse, cet amour unique pour lequel j'ai gardé avec une fière jalousie toutes les tendresses de mon âme? Vous n'avez donc pas compris que mon bonheur dépend de vous, et que je suis prêt à tout pour vous donner celui auquel vous aspirez?

- Même à sacrifier le vôtre?

Elle levait les yeux vers lui avec une expression singulière.

- Oui, Anne, même cela! dit-il doucement, sentant sa pensée sans qu'elle l'eût exprimée.

Un mouvement attendri se fit sur la belle physionomie de la jeune fille.

Un instant, il la crut touchée; mais elle se raidit contre cette impression involontaire et reprit froidement:

- Nous ne saurions trouver le bonheur dans les mêmes éléments. Vous êtes un homme supérieur, dit-on; je ne le nie pas. Mais je ne suis pas la compagne qu'il vous faut.

Il parut accorder peu d'attention à cet aveu, et, croisant avec supplication ses mains, qui tenaient celle de la jeune fille, il dit:

- Donnez-moi seulement deux ou trois années.

- Rien que cela! s'écria-t-elle.

- Ce serait bien court si vous m'aimiez, et que cette attente dût aboutir au bonheur!

- Je languirais si longtemps dans l'ennui d'une vie de recluse! Car enfin, mon père a beau faire, il ne peut me donner les plaisirs coûteux, et il me faut compter avec sa modeste fortune.

- Un peu de patience, et je vous donnerai une vie plus en rapport avec vos goûts.

Anne secoua la tête avec incrédulité.

- Vous êtes trop raisonnable! dit-elle avec conviction. Et puis, cette fortune dont vous parlez peut vous faire défaut.

- Je travaillerai tant pour vous voir heureuse suivant vos désirs!

Elle hésita un instant, regardant son cousin en silence, et reprit tout à coup:

- Savez-vous, mon pauvre Robert, que j'ai là, sous la main, des millions qui m'attendent? Je n'ai qu'à dire oui pour en jouir.

Enfin, l'ambitieuse jeune fille dévoilait la vérité! C'étaient ces millions dont les scintillements aveuglaient sa vanité et lui faisaient dédaigner l'amour sérieux et fidèle du jeune homme.

- Qui? demanda celui-ci, sans prendre la peine d'expliquer sa pensée.

- M. Tissier.

- Un vieillard!

- Qu'importe?

- Comment, qu'importe! Vous ne ferez pas un tel marché? Car c'est un marché cela, Anne, un marché honteux! Donner votre jeunesse, votre beauté, votre amour, pour de l'or!

- Oh! de l'amour! Il n'en demande pas tant. Il n'exige rien.

- Il le dit; il sait bien qu'à son âge il serait ridicule en prétendant vous inspirer une passion. Mais, quand vous serez sa femme, savez-vous de quelles chaînes sa jalouse surveillance vous entourera? Avez-vous songé aux difficultés et parfois aux douleurs d'une union si disproportionnée?

- Nous verrons! dit Anne en levant les épaules, comme pour nier les difficultés de l'esclavage qu'elle acceptait si légèrement.

Gâtée et élevée sans religion, Mlle Duplay ne savait et ne voulait savoir qu'une seule chose: c'est qu'ayant reçu en partage une beauté remarquable, elle avait, sur ceux qui l'entouraient, un très grand ascendant. Dans son aveugle vanité, elle ne doutait pas de prendre facilement le même empire sur son mari. Cet ensemble séduisant, formé par la pureté parfaite des lignes du visage et de la personne, le charme de deux grands yeux limpides et brillants, le sourire qui ajoute une grâce indéfinissable à la fraîcheur de la jeunesse, tout cela constitue une royauté, éphémère sans doute, mais non moins réelle, et Anne savait bien qu'elle portait au front cette couronne dont le prestige soumet les hommes à son empire.

Depuis un instant, Robert avait laissé retomber la main de sa cousine et regardait les feuilles se détacher des arbres du jardin et tomber à travers les plates-bandes, dans lesquelles les chrysanthèmes secouaient leur fleurs mélancoliques. Dans ce coeur fort et fidèle, il se faisait un déchirement profond, vaguement redouté peut-être depuis un certain temps, mais d'autant plus cruel que les sentiments du jeune docteur ne pouvaient être que sérieux.

Peut-être toutefois, la crainte de s'être attaché à un être indigne de son amour est-elle plus douloureuse pour une âme droite et fière que celle de n'être pas aimé? Aussi, quand Robert tourna de nouveau la tête vers la jeune fille, il la regarda avec une tristesse mêlée d'amertume en disant:

- Anne, je crois qu'il est des âmes dans lesquelles un premier amour jette des racines que rien ne saurait arracher complètement. Je tâcherai pourtant d'oublier, puisque mes rêves ou plutôt ceux que nous avions faits autrefois ensemble ne sauraient vous donner le bonheur. Vous le cherchez ailleurs, et, je le crains, vous êtes dans une erreur terrible à ce sujet. Dieu vous garde et vous éclaire! Croyez-le toutefois, vous trouverez toujours en moi un ami! Puissiez-vous ne jamais vous repentir du mariage que vous méditez de faire!

Sa voix tremblait en faisant ce dernier souhait, et son regard sérieux enveloppa un instant sa cousine, comme s'il eût cherché, sous cette radieuse enveloppe terrestre, à pénétrer jusqu'au coeur. Il crut voir sur ses traits une lueur d'émotion, contre laquelle elle réagit de nouveau en disant brusquement:

- Bah! suivons chacun notre voie! Je regrette la peine que vous fait ma détermination; mais peut-être, avant peu, regretterais-je aussi de m'être laissé aller à un moment d'attendrissement. Vous m'oublierez facilement, je l'espère; et, quand vous n'aurez plus souvenir des enfantillages de notre jeunesse, vous épouserez une femme digne de bous. Quant à moi, soyez tranquille, la fortune seule me rendra heureuse. J'ai besoin de luxe, et je ne saurais me contenter d'une vie bourgeoisement économe, comme celle qu'il m'a fallu mener jusqu'ici.

Robert ne répondit rien; il baissa la tête devant cette obstination et accepta sans reproches la décision qui brisait ainsi toutes les chères espérances de son coeur.

Quelques mois plus tard, Anne se jetait, tête baissée, dans cet avenir dont le reflet doré avait séduit son imagination. Elle épousait, à vingt et un ans, M. Tissier, qui en avait près de soixante et possédait plusieurs millions.

Les nouveaux époux quittèrent immédiatement Poitiers et allèrent s'installer à Paris. Fière du luxe princier dont elle se vit entourée, la jeune femme oublia et dédaigna même les mesquins projets d'alliance qu'elle avait pu former autrefois. Elle dit adieu à Mme Martelac avec une expression triomphante qui fit sourire la vieille dame. Au fond du coeur, la mère de Robert, tout en prenant part à la cruelle déception de son fils, ne pouvait regretter pour lui la femme frivole qui avait orgueilleusement tout sacrifié afin de s'assurer cette existence de millionnaire.

Le jeune docteur se dispensa de venir assister au mariage de sa cousine et eut recours au prétexte tout trouvé d'une vie absorbée par le travail lorsque M. et Mme Tissier cherchèrent à l'attirer, à Paris, dans leur intimité.

27 de Março de 2018 às 13:26 1 Denunciar Insira Seguir história
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SL Saoudi Lyna
J'adore ton histoire elle est lente et c'est qu'est-ce que j'aime
January 20, 2023, 10:26
~

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