A
Augusto Salvador


Paul Charles Bourget (Amiens, 2 septembre 1852 - Paris, 25 décembre 1935) était un écrivain français, romancier prolifique, dramaturge et essayiste.


Histoire courte Tout public.
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I


Comme Paris est à la fois l'une des plus grandes villes entre les grandes, et l'une des plus petites entre les petites, la présence du jeune ménage Paluau dans la loge de la comtesse de Séricourt à l'Opéra, ce lundi, provoquait des commentaires sans fin parmi les abonnés de ce théâtre. Ces abonnés ne sont pas légion; mais, par les cercles et les champs de courses, par les salons et les cabinets particuliers, ils touchent à des sociétés si diverses que la moindre anecdote, commentée par eux, se trouve naturellement devenir ce que l'on appelle dans les gazettes spéciales un événement parisien. Encore vingt-quatre heures, et la nouvelle d'une reprise de liaison entre Mme de Séricourt et Maurice de Paluau, six mois après le mariage de celui-ci, allait courir partout dans ce coin de province qui va du Bois de[332] Boulogne à la place Vendôme et du parc Monceau à la rue de Varenne. En attendant, voici les phrases qui se prononçaient presque identiquement, entre initiés, de fauteuil à fauteuil, dans les avant-scènes, dans les baignoires, enfin tous les postes d'observation d'où l'on pouvait voir, sur le devant de la loge des Séricourt, la toujours jolie comtesse et Mmede Paluau assises auprès l'une de l'autre. Au fond, parmi quelques comparses, se dessinait la silhouette des deux maris:

—«Hé bien! Vous avez vu? La petite Séricourt a repris Paluau...»

—«Ça en a tout l'air et c'est dégoûtant. Pourquoi s'est-il marié, alors?»

—«Hé! Hé! Sa femme a beaucoup d'argent.»

—«Il faut bien qu'elle ait quelque chose. Quel paquet! Est-ce fagoté! Et Clotilde est-elle délicieuse! C'est vraiment la femme la mieux mise de Paris. Ce que je ne comprends pas, c'est que Paluau l'ait jamais quittée, et pour ça!»

—«Vous êtes bien sûr qu'il l'avait quittée?»

—«Vous croyez? Ce serait encore plus dégoûtant, mais bien nature. Reste à savoir comment sa femme supportera la chose...»

—«Elle n'en saura rien. Qui le lui dirait?»

—«Pauvre petite!... D'ailleurs Paluau n'a pas l'air fier. Tout de même, j'en reviens à ce que je disais: pourquoi diantre s'est-il marié?»

[333]

—«L'argent, je vous répète, l'argent... Il avait beaucoup mangé.»

—«Mais Mme de Séricourt l'aimait, puisqu'ils sont de nouveau ensemble. Pourquoi l'a-t-elle laissé se marier?»

—«Qui sait? Peut-être aussi pour l'argent.»

—«Vous croyez?...»

—«Moi! Je ne crois rien... Mais laissez-moi écouter. J'adore ce Sigurd, et puis, je ne viens pas à l'Opéra pour regarder la salle. Je viens pour entendre la musique. J'ai ce ridicule.»

—«Moi aussi...»

Le monde sait tout et il ne sait rien. Les indifférents qui le composent sont à la fois les plus perspicaces des espions et les plus badauds des gobe-mouches, de même qu'ils sont les plus cruels des juges et les plus indulgents des témoins. Les chroniques parlées du genre de celles-là ne sont jamais ni entièrement exactes ni entièrement inexactes. Il était très vrai que l'invitation à l'Opéra faite par Mme de Séricourt au jeune ménage Paluau constituait un épisode nouveau d'un roman déjà connu. Mais ce roman était assez banal: il s'en déroule des centaines dans ces décors d'élégance, où se prélassent les représentants d'une aristocratie dépossédée et qui trompe son oisiveté forcée par le piquant des aventures sentimentale. Il était faux que celui-là comportât[334] des complications de cette sinistre scélératesse: une maîtresse mariée laissant son amant faire un riche mariage, pour exploiter à deux une riche dot! La réalité est à la fois plus simple et plus nuancée que la facile misanthropie du monde ne le suppose. Maurice de Paluau avait été pendant les trois dernières années de sa vie de célibataire l'amant de Clotilde de Séricourt. Seulement, lorsqu'il s'était décidé à se marier, cette liaison étant rompue, et d'une de ces ruptures qu'un homme a le droit de croire d'autant plus définitives qu'elles ont eu lieu sans scènes de drame, sans crises violentes, tranquillement, normalement, par lassitude réciproque. Les deux amants s'étaient rendu leurs lettres. Ils avaient échangé des engagements de bonne amitié. Cette solution vulgaire paraissait bien prouver que l'intrigue nouée entre Clotilde et Maurice relevait de la galanterie et non de la passion. Il était naturel que, dans de telles conditions, le jeune homme n'eût éprouvé aucun scrupule à ranger sa vie presque aussitôt. Dans la quinzaine qui avait suivi cette séparation, quasi officielle, ses affaires l'avaient appelé dans le Poitou, auprès de sa mère. Son séjour avait dû se prolonger. Là, enveloppé de cette atmosphère familiale qui contraste si fort, par sa paix honnête, avec les plaisirs frelatés et surchargés de Paris, il s'était laissé marier. Il avait épousé une jeune fille qui[335] n'était pas noble, mais que sa mère connaissait et couvait pour lui depuis des années. Cécile Pradelle était l'unique héritière d'une terre immense qui jouxtait celle des Paluau. Ce motif d'ordre tout positif avait déterminé le choix de la mère de Maurice. La volonté de la vieille dame avait elle-même déterminé la décision de son fils. Il n'y avait pas trace de passion dans une telle union, mais il n'y avait non plus aucune trace d'un criminel ou bas calcul. A la suite de ce mariage, Paluau avait voyagé avec sa jeune femme, classiquement. Non moins classiquement il était revenu pour la saison à Paris, afin d'y chercher une installation autre que son rez-de-chaussée de garçon. Il se proposait de partager son existence en deux parties, comme beaucoup d'hommes de sa classe:—un appartement dans le voisinage des Champs-Élysées pour la fin de l'hiver et le printemps,—et, pour l'été, puis la saison des chasses, son domaine vraiment seigneurial à mi-chemin de Poitiers et d'Épanvilliers. La présentation de Mme de Paluau aux personnes que Maurice avait connues avant son mariage rentrait nécessairement dans ce programme,—par suite à Mme de Séricourt. Le gracieux accueil de celle-ci rentrait également dans le programme d'amitié arrêté entre les deux anciens amants... Et pourtant, si la malveillance des habitués de l'Opéra avait tort d'interpréter[336] d'une façon si dure cette première apparition de Paluau et de sa femme en public, à côté des Séricourt, leur instinct ne se trompait pas tout à fait: cette rencontre entre les affections passées du jeune homme et ses devoirs présents ne devait pas être aussi facile qu'il était en droit de le supposer après la convention de bons rapports conclue avec son ancienne maîtresse. Il allait éprouver, lui après tant d'autres, qu'il ne se connaissait pas tout entier lui-même, et encore moins ses amis d'autrefois. Je ne sais quel psychologue moderne a trouvé une heureuse formule pour indiquer cette ignorance où nous sommes de notre sensibilité la plus profonde et des réactions qu'elle nous infligera au contact de tel ou tel événement. «Nous vivons,» a-t-il dit, «sur la surface de notre être.» Rien ne démontre mieux la justesse de cet axiome que les surprises des lendemains d'amour. Lorsque Paluau avait demandé par lettre à Mme de Séricourt la permission de lui amener sa jeune femme, il se croyait bien sûr que si jamais une tentation de trahir ses nouveaux devoirs lui venait de quelqu'un, ce ne serait pas de Clotilde... Mais alors pourquoi se tenait-il dans cette loge d'Opéra avec ce front soucieux, cette bouche contractée, ce regard mécontent et ces yeux inquiets qui faisaient dire aux observateurs cet: «Il n'a pas l'air fier?» Pourquoi écoutait-il à peine Séricourt, qui lui[337] parlait avec cette inexplicable et profonde sympathie que dix-neuf maris trahis sur vingt ont pour l'homme avec qui leur femme les trahit ou les a trahis?—Cette sympathie survit à la trahison, dont elle est le châtiment le plus ridicule et le plus amer.—Pourquoi s'était-il placé au fond, de manière à suivre, dans la glace, les mouvements de Clotilde, sans la regarder elle-même? Et pourquoi, quand celle-ci s'avançait ou se reculait; que cette glace reflétait, au lieu de ses épaules et de son sourire, le buste et le visage de Mme de Paluau, une véritable souffrance se lisait-elle sur les traits du jeune mari? Était-ce un remords soudain éveillé dans sa conscience à la pensée du rôle de dupe qu'il faisait jouer à sa femme? Était-ce l'humiliation de constater, en comparant Mme de Séricourt à Cécile, combien celle qui portait son nom paraissait lourde et presque paysanne à côté de l'autre? «Un paquet», avaient dit trop justement les jugeurs de l'orchestre. On eût dit qu'un malicieux génie s'était complu à conseiller à la nouvelle mariée précisément la toilette qui lui seyait le moins, et le voisinage de la comtesse soulignait encore cette faute de goût. Assez grande et d'une tournure déjà massive, Mme de Paluau portait une robe blanche, d'un lourd satin broché, qui l'épaississait et l'alourdissait en faisant paraître plus rouges ses bras un peu forts et en congestionnant son teint de demi-rousse.[338] Au grand jour, elle avait cette belle fraîcheur saine d'une fille grandie à la campagne; mais aux lumières, et dans la chaleur de la salle, le sang plaquait ses joues. Elle en prenait, malgré ses beaux yeux d'un bleu intense et ses belles dents, une physionomie commune. Ses cheveux blonds, qu'elle avait très abondants, s'étageaient sur sa tête en nattes trop serrées, presque jaunes. Elle y avait mis des roses qui semblaient trop roses, une aigrette et une grosse broche en pierreries. Ses diamants, qu'elle portait en collier et qui lui venaient de sa belle-mère, achevaient, par la lourdeur de leur monture, de lui donner un air harnaché et endimanché. Enfin, quoiqu'elle eût des traits réguliers et purs, c'était une femme laide, en ce moment, surtout en regard de l'artifice savant que représentait la toilette de sa voisine. Une grande dame parisienne, comme était Mme de Séricourt, pense d'abord, quand elle combine sa parure, à ses défauts plus qu'à ses beautés. Clotilde était une de ces blondes maigres et pâles, tout près d'être fades et anguleuses. Les mots de «délicatesse» et de «souplesse» venaient à l'esprit devant les ondulations de ses cheveux cendrés où tremblait une couronne de feuillage léger avec quelques diamants placés là, sans monture visible, en gouttes de rosée. Comment deviner la sécheresse du corps dans une de ces robes en dentelle blanche, toutes scintillantes[339] de paillettes, toutes ruisselantes de pampilles, qui transforment sans cesse les lignes du buste et des hanches au lieu de les dessiner par le mouvement? Le doux éclat de ses belles perles brillait sous l'écharpe qu'elle ramenait sur ses épaules. Ainsi habillée, avec sa grâce et sa sveltesse, elle paraissait d'une autre essence que la créature de chair et de sang qui s'éventait à côté d'elle. L'ancien amant de cette idéale beauté, le mari récent de cette lourde provinciale était-il blessé par ce contraste au plus vif de sa vanité masculine? Ou bien subissait-il un renouveau irrésistible de trop voluptueux souvenirs, encore avivé par la froideur de son mariage?... Toujours est-il qu'à un instant de cette soirée les sensations, dont son visage tourmenté portait la trace, lui devinrent physiquement insupportables. D'autres personnes étaient venues dans la loge, quatre hommes à qui Mme de Séricourt avait demandé de rester. Paluau en profita pour se retirer dans le petit salon aménagé près de la porte d'entrée. Il se laissa tomber sur le canapé, et tandis que la musique lui arrivait, sans qu'il vît la salle ni les chanteurs, il s'abîma dans une rêverie qui devait être bien profonde, car il ne s'aperçut pas que les habits noirs s'écartaient pour céder la place, à qui? à la comtesse elle-même, qui disait: «Il y a vraiment trop peu d'air dans cette salle...» Et l'interpellant: «Je ne vous dérange pas, Maurice?»[340] dit-elle à Paluau. Et elle s'assit sur le canapé à côté de lui, tandis que les autres visiteurs, qui tous connaissaient sa liaison d'autrefois avec le jeune homme et qui tous croyaient à un recommencement de cette vieille histoire, se pressaient en écran protecteur entre l'épouse légitime restée sur le devant de la loge et l'ancienne maîtresse. Cette audacieuse trouvait les dix minutes de tête-à-tête qu'elle avait voulues. Elle n'était pas femme à en perdre deux secondes!

—«Je ne vous ferai pas gronder, au moins?» dit-elle en s'allongeant dans une pose qui découvrit la pointe de ses pieds fins; et, avec un discret sourire qui creusait une fossette sur le coin de sa joue rieuse, à droite, elle ajouta: «C'est qu'elle est charmante, votre femme, et qu'elle a l'air de vous aimer passionnément.»

—«Pourquoi me parlez-vous d'elle?» répondit Paluau, d'une voix sourde. Il la regardait en l'interrogeant. Elle put lire dans ses yeux une émotion qui n'était guère d'accord avec le contrat de bonne amitié—sans autre nuance—passé entre eux, dix mois auparavant. On était en mai 1903, et ils s'étaient quittés en juillet 1902. Mais la façon dont ses yeux à elle, d'un bleu si doux à cette minute, se portèrent sur les yeux bruns du jeune homme, le souffle plus court dont sa poitrine était soulevée, ce «Maurice» prononcé presque tout bas, comme avec crainte, cette interrogation sur[341] le mécontentement possible de Mme de Paluau, étaient-ce là des attitudes conformes, elles aussi, à ce programme? Elle l'avait laissé partir quand il était libre. Maintenant qu'il ne l'était plus, pourquoi venait-elle le tenter avec sa beauté? Lui-même, il l'avait quittée, alors qu'il n'avait aucun devoir. Pourquoi oubliait-il ses actuels devoirs au point de continuer, après cette première interrogation, déjà si peu sage: «J'ai trop souffert ce soir, Clotilde... Je sais que je n'ai plus le droit de vous parler, comme je vous parle. Je sais que c'est fou, que c'est criminel; mais ce que je viens de sentir tout à l'heure a été trop fort, trop douloureux aussi...» Il avait prononcé ces mots en pensant tout haut. Il ne saisit la signification véritable de ses paroles qu'après les avoir émises, et il s'arrêta, tandis que Mme de Séricourt s'éventait d'une main où il crut voir passer un tremblement, et, comme il se taisait, elle lui demanda, presque dans un soupir, tant son accent se fit bas pour lui poser cette question:

—«Mais qu'avez-vous senti?...»

—«Que je vous aimais toujours,» répondit-il.

Il y eut un nouveau silence entre eux, durant lequel arriva jusqu'au fond de la loge la phrase de la mélodie: la Walkyrie est ta conquête. L'ancienne maîtresse avait penché la tête comme si ce qu'elle venait d'entendre la touchait à une[342] place trop sensible de son être. Tout d'un coup elle regarda Paluau fixement et elle dit plus bas encore:

—«Et moi aussi, je vous aime toujours...»

—«Vous?» balbutia-t-il.

—«Oui, moi,» répéta-elle; puis comme se reprenant elle-même et plus haut: «Je vous en ai trop dit...» fit-elle, «laissez-moi. Retournez, retournez là,» et elle désigna d'un mouvement de ses yeux le devant de la loge et la place où se trouvait Mme de Paluau.

—«Non,» répondit-il en lui saisissant la main, au risque de la perdre et de se perdre, «pas avant que vous ne m'ayez promis que je vous reverrai, que nous pourrons parler vraiment, nous expliquer.—Je veux vous revoir, je le veux.»

—«Non,» dit-elle, «c'est fou»; elle reprit: «C'est fou!»—Puis, comme si une force supérieure à sa volonté lui arrachait un consentement: «Hé bien! venez demain chez moi, à trois heures; j'aurai condamné ma porte pour tout le monde, excepté pour vous.—Mais laissez-moi maintenant, laissez-moi,» et employant la même formule que lui tout à l'heure: «Je le veux.»

27 Mai 2018 22:39 0 Rapport Incorporer Suivre l’histoire
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