ainhoa-foucher1677516039 Hekate 2018

Une soirée, censée se passer merveilleusement bien, dégénère rapidement.


Histoire courte Tout public.
Histoire courte
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L’air frais du mois de novembre atteint ma nuque nue alors que je sors de la voiture et que le chauffeur éteint le moteur. Je rehausse le col de mon manteau de fourrure. Mes bottines à talons claquent sur les marches en pierre du perron.

—Bienvenue dans notre bon manoir, Mademoiselle Pourpre. Toujours à l’heure, comme à votre habitude. C’est un plaisir pour moi que de vous recevoir ici.

—Allons, allons mon cher docteur. Ce n’est pas la peine d’être si courtois avec moi. Dites-moi, vous avez fait des rénovations ici, n’est-ce pas?

—Oui, vous souvenez-vous de notre vieux jardin d’hiver? Et bien, j’ai fait appel à un vieil ami qui m’a aidé à le remettre en état. Je vous le ferais visiter tout à l’heure, lorsque tous les invités seront arrivés, me glisse-t-il avec un sourire. Entrez avant de mourir de froid. La soirée promet d’être riche en événement.

Je pénètre dans le grand hall du manoir Tudor, non sans réprimer un frisson. Il y a à peine trois ans, en 1948, ce magnifique manoir a été le théâtre d’événements plus que macabres. Le père de Henry Lenoir, actuel maître de maison, fut tué dans cette même pièce. Le souvenir est encore plus que présent dans ma mémoire. Je revois le corps de ce bon vieux Vincent, le sang, le poignard. Non, je ne dois pas y penser. Rien de tel ne se déroulera ce soir.

—Ah, ma chère, que dis-je! ma très chère Abigail! Cela fait déjà deux ans que l’on ne s’est revues!

Je me retourne et vois Madame Magenta derrière moi. Ses lèvres peintes en rouge violacé sont la seule chose qui ressorte vraiment sur son visage. Sa robe de satin, de la même couleur que son rouge à lèvres, moule son corps tout entier.

—Et oui, Olivia, déjà deux ans. Puis-je vous poser une question?

—Bien sûr, Abigail! me dit-elle.

—Pouvez-vous me montrer votre invitation?

Elle hoche la tête et ouvre son sac à main en cuir. Elle en sort une fine feuille de papier blanche pliée en quatre. Elle me la tend et je la déplie.


Chère Olivia Magenta,

Vous êtes conviée au manoir Tudor pour fêter les vingt-cinq ans de madame Ella Lenoir le vingt-quatre novembre 1951. Depuis les sinistres événements passés en ce lieu trois ans auparavant, veuillez être rassurée que le manoir est désormais placé sous une haute surveillance.

Je vous en joins, chère Olivia, mes plus sincères condoléances pour feue votre mère.

Henry Lenoir.


Je retourne l’invitation. Au dos est écrite la liste des invités:

Seront présents en ce soir:


Lord Aurore

Mademoiselle Pourpre

Caporal Esmeralda

Madame Magenta

Monsieur Marine

Madame Marine

Henry Lenoir

Ella Lenoir


Je lui rends l’invitation en lui souriant.

—Je suis très heureuse de savoir que Lord Aurore sera là ce soir.

—Moi de même, me dit-elle en riant. Il paraît qu’il est devenu encore plus beau garçon. Enfin, nous avons au moins vingt ans d’écart. Mais il serait parfait pour vous, Abigail. Quel âge a-t-il? Il vient de fêter ses vingt-six ans, n’est-ce pas?

—Oui, nous avons le même âge. Tenez, regardez qui arrive.

Je viens d’entendre la voix de ténor du Caporal Esmeralda. Son impressionnante carrure tranche avec l’élégant costume émeraude qu’il arbore.

—Olivia, Abigail, quel plaisir de vous revoir!

—C’en est un pour nous aussi, Caporal. Milord.

Émile Aurore vient d’apparaître sur le perron. Il porte comme à son habitude un costume cuivré s’accordant parfaitement avec la couleur de ses cheveux auburn.

—Olivia, Antoine, dit-il en adressant un signe de tête aux deux invités. Ma belle Abigail.

Il se penche et m’embrasse sur la main. Je ne peux m’empêcher de rougir.

—Je vois que les retrouvailles sont en partie célébrées, dit une voix derrière nous.

Helena et l’inspecteur Michael Marine se tiennent à côté de Henry. Le couple sexagénaire n’a rien perdu de sa beauté d’antan. Helena affiche un beau tailleur bleu marine à boutons d’or et Michael porte toujours, bien qu’à la retraite, son long manteau bleu d’inspecteur. Ella Lenoir, la femme de Henry, descend les escaliers. Sa robe noire semble inappropriée pour une soirée qui se promet d’être joyeuse, mais cette couleur fait ressortir sa fragile beauté.

—Joyeux anniversaire, Ella, lui dis-je en prenant ses mains fines entre les miennes. Vous êtes magnifique, ce soir.

—Merci beaucoup, Abigail. Voulez-vous quelque chose à boire?

—Volontiers, Ella! Je suis assoiffé par ce long trajet. Il faut dire que votre manoir est perdu en plein milieu de la campagne! dit joyeusement Antoine Esmeralda.

—Cela est bien vrai, dit-elle en coulant un regard vers son mari. Mais, Henry ne se décide pas à vendre. Je le comprends. Enfin, suivez-moi dans notre salle de réception.


—Alors, Abigail. Toujours en quête de nouveaux articles? Cela me semblerait normal, pour une journaliste. D’ailleurs, n’était-ce pas pour cela que vous étiez présente il y a trois ans? Cette affaire a dû propulser votre carrière!

Mes doigts se crispent sur mon verre à cocktail.

—Vous avez raison, Émile. C’était bien pour cela que j’étais ici il y a trois ans. Mais cela est différent, cette fois-ci. Harry m’a invitée.

—Je vois. Bien je vais vous laisser. Je vais aller me chercher un nouveau verre.

Émile se lève de son fauteuil, reprend sa coupe sur le piano et sort. Je suis seule et, soudain, me sens paralysée par la peur. Je bois d’un trait mon cocktail, auquel je n’ai pas encore touché, pensant que la chaleur de l’alcool me réconfortera. Mais je me trompe. La porte vient de grincer, puis de claquer. La terrible soirée de 1948 s’impose à mon esprit et je revois tous les événements de ce 27 octobre. Mon verre tombe de mes mains et l’alcool qu’il contient laisse une tâche sur la moquette blanche. J’étouffe et serre les poings à tel point que j’en blanchis les jointures de mes doigts. Je sens ma poitrine se serrer et ma gorge me brûler. La dernière chose que je vois avant de tomber sur le sol et de sombrer est la moquette brûlant sous l’acide que contenait le verre.


Je me relève avec l’impression que ma tête est prête à exploser. Je papillote un moment avant de pouvoir ouvrir complètement les yeux. Je porte une main à ma gorge, mais ne rencontre que le vide. Est-ce que je suis… morte? Je regarde autour de moi. Le verre gît à mes pieds et la moquette à cet endroit a brûlée. Alors, j’ai été empoisonnée? Mais pourquoi moi?

—Oh mon Dieu! Oh mon Dieu! Abigail!

J’aimerais tant pouvoir parler une dernière fois à Olivia. Mais cela m’est impossible, désormais. Je ne fais plus partie de ce monde. Une idée germe dans ma tête. Si l’on m’a tué, c’est certainement parce que je savais quelque chose. Le meurtrier cherche donc à cacher quelque chose. Je vais devoir retrouver mon meurtrier, et l’empêcher de nuire. Reste encore à trouver comment. Premièrement, je dois dresser une liste des choses que je ne peux pas faire. Je ne peux pas communiquer par la parole avec les convives, ni d’ailleurs arrêter seule mon meurtrier. Mais j’ai une longueur d’avance par rapport aux invités: je sais comment j’ai été tuée. Je vais tout d’abord sortir de cette salle. Tous les invités se sont réunis dans la pièce. Je les vois regarder mon corps sans vie, et je peux lire la peur dans leurs yeux. Ce scénario s’est déjà produit, et il recommence exactement de la même façon. Sauf que, cette fois, j’en suis la victime. Je contourne la petite foule, avant de me rendre compte que je peux la traverser sans risquer de bousculer ne serait-ce qu’une seule personne. Il manque quelqu’un dans le petit attroupement: Émile. Les faits sont alors sous les yeux. Nous étions seuls tous les deux quelques minutes avant la mort. Il a eu l’opportunité de glisser le poison dans mon verre. Je me souviens de ce que je sais, et que les autres ne savent pas. En tant que journaliste, j’ai étudié chaque personne qui était invitée. Mon article devait porter sur une soirée mondaine de l’après-guerre, mais s’était transformé en un véritable roman policier. Cette soirée-là, j’avais vu Émile Aurore s’isoler dans la cuisine pour faire je ne sais quoi. Je l’avais suivi, mais était malheureusement arrivée trop tard pour voir ce qu’il faisait. Mais, lorsqu’il était sorti, son comportement avait été si étrange que j’y avais pensé toute le reste du temps. Alors, c’est pour ça?

—Helena est médecin, elle va examiner le corps d’Abigail.

J’ai une idée. Je dois écrire sur un papier le nom de mon meurtrier, et le glisser dans la poche de Michael. C’est la seule façon pour leur permettre d’arrêter Émile. Le bureau est normalement sur ma droite, je rentre en poussant la porte. Je souris. Je peut donc rentrer en contact avec les objets non-vivants. Je pourrai donc saisir un stylo et du papier. Je m’assieds sur le fauteuil en face du bureau et écrit à l’encre bleue marine le nom Émile Aurore, puis est le meurtrier. Je signe anonyme et repart dans la salle de réception. Une fois arrivée à l’intérieur, je mets le papier plié en quatre dans la poche de Michael, puis donne un petit coup sur sa poche avec le stylo, que je lance par terre. Michael glisse sa main dans sa poche et en sort le petit papier, étonné. Il le déplie, le lit et ouvre de grands yeux. Il cherche du regard qui a bien pu lui donner le nom de l’assassin, mais ne voit personne. Il chuchote quelques mots à l’oreille de sa femme, qui se dirige vers le téléphone. Émile apparaît devant la porte, avec un air faussement chagriné.

—Ella vient de m’apprendre pour Abigail. Je suis… extrêmement triste.

—Émile, ne vous fatiguez pas à inventer des excuses. Helena a appelé la police. Vous êtes en état d’arrestation, pour le meurtre d’Abigail Pourpre.

En tentant d’applaudir, je vois mes mains devenir translucides, et me sens soudain emprise d’une sérénité que je n’ai jamais ressentie avant aujourd’hui. C’est ça, de mourir? Harry Lenoir est là, devant moi, et me sourit. Lui aussi commence à s’effacer. Cela doit faire trois ans qu’il est là, et qu’il est enfermé ici. Maintenant que son assassin a été arrêté, son âme peut reposer en paix, et la mienne aussi.

27 Février 2023 17:28 0 Rapport Incorporer Suivre l’histoire
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La fin

A propos de l’auteur

Hekate 2018 Depuis toute petite, j’adore lire. En mai 2022, j’ai découvert l’écriture et, depuis, il ne se passe pas un jour sans lequel je griffonne quelques mots!

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